Histoires courtes

[wallyvega]

Je suis

La neige a maintenant recouvert la totalité du petit jardin privé. Cela fait plusieurs heures que je l'observe virevolter, au gré du vent, et s'amonceler, de manière presque indiscible. Un couverture aux motifs écossais a été soigneusement enroulée sur le bas de mon corps cependant, je frissonne. Je n'ai plus la vigueur d'antan. Quel malheur de ne plus enchaîner trois pas sans ressentir une fatigue extrême! J'aurais tant aimé me ruer au dehors, plonger dans la neige, m'en faire un manteau blanc, scintillant, éphémère... Tous me voyaient comme un héros, un super-héros même. Ce qui, en toute modestie, s'avérait fondé.

Mon regard se perd au milieu des flocons; je pense à tous ces moments passés "derrière le masque", comme disent les journaux. Les victoires, les défaites, les vies sauvées, les morts tragiques, celles d'anonymes, de camarades, d'amis, ... J'ai honte mais j'aurais voulu partir avec eux, enseveli d'honneurs. Ne pas avoir eu à me regarder dépérir avec les années, impuissant et résigné. Les blessures, guéries en un temps record à l'époque, se sont réveillées et me font payer leur exil, avec les intérêts. Qu'il est difficile de sentir la mort s'installer! Elle semble aimer avertir de sa venue une éternité à l'avance. D'abord, elle a fait le vide autour de moi, puis elle a essayé de m'intimider à coups d'os brisés, de sens ammoindris, de défaillances cardiaques, omettant de tenir compte de ma résistance hors-norme. Enfin, la douleur a abandonné, cédant la place à la lassitude et au froid.

Combattre aux côtés des plus grands héros de ma génération, en faire partie, était une telle fierté. Nous voyagions à travers le globe, l'univers tout entier, voire même le Temps, pour défendre la justice et la paix. Le Bien. Notion que je n'ai jamais pu définir précisemment, d'ailleurs. Je savais notre cause juste, un point c'est tout. Pourquoi? Je ne parviens pas à m'en souvenir, il y a si longtemps que je suis ici. Peut-être dix ans, quinze ans, trente ans que je contemple cette vie effrénée à l'extérieur. Le monde m'a, tout de même, rapidement effacer de sa mémoire vive. De temps en temps, un journaliste me rend visite afin que je témoigne, en tant que dernier membre du prestigieux Ordre des Héros. Je ne lis plus d'admiration dans leurs yeux, juste de la compassion...

Il m'arrive, dans un élan d'optimisme, de croire que mes "exploits" les intéressent. Je me lance alors dans un récit imagé et épique (souvent un peu trop, je le confesse) des aventures passées. Ma préférèe demeure celle de la Bataille des Kayzers, qui a eu lieu sur Mars. Ou était-ce Jupiter?... Saloperies de neurones! Reste que nos adversaires ne nous cédèrent pas aisément l'avantage. Il fallut faire preuve de bravoure et de solidarité avant tout! Enfin, c'est ce que je dirais si je voulais me faire mousser. En réalité, la peur et l'inconscience dominaient, activant le fameux instinct naturel. L'instinct de survie. Heureusement pour nous, et pour vous, le notre était davantage exacerbé que le leur, ce qui nous permit d'inscrire nos noms dans une des très nombreuses pages de l'Histoire. Désormais, tout me porte à croire que celle-ci a été tournée depuis bien longtemps, m'oubliant au passage. Une coquille?

J'ai soif, sensation de plus en plus rare ces temps-ci. J'exécre à devoir sonner pour qu'on étanche ma soif, qu'on me nourrisse, qu'on ferme la fenêtre. Je tremble de manière quasi-permanente, ce qui m'empêche de tenir un verre sans infliger une pluie saccadée à ma parure de laine. Si mon fils me rend visite, il verra certainement ce dont j'ai besoin et portera l'eau à mes lèvres, m'évitant l'embarras, la honte de le lui demander. Cela fait une éternité qu'il n'est pas venu, me semble-t-il. Je n'aurais jamais dû lui refuser la console qu'il avait espérée pour Noël. Il m'en veut... Une douleur, légère et humide, roule le long de ma joue.

Dehors, la neige continue de tomber. Peut-être pleure-t-il, Lui aussi... Je ne l'ai jamais honoré, ni même cru en Lui, en fait. Je le considérais plutôt comme le héros des plus ingénieuses fictions de tous les temps. Maintenant, je le comprends. Je ressens la foi que faiblit, vacille et ne tardera pas s'écrouler. Alors, Lui et moi, nous disparaîtront. Définitivement. Me concernant, je n'opposerai aucune résistance. J'ai même hâte.
Des pas dans le couloir. Maman va me punir! Elle sait que je n'y peux rien; je dors lorsque ça se produit. Je n'ai pas bu avant de dormir, suivant ses consignes. Pourquoi? POURQUOI?
La poignée grince, la porte s'entrouvre. Elle va entrer, me disputer, c'est sûr...
"C'est l'heure du traitement M. Janus, lance une voix gaie et mélodieuse. Votre après-midi a été bonne?"
...
Qui est-ce? Une infirmière? J'y suis. Elle ne me croît pas non plus. Personne ne me croît. C'est pour ça que je suis ici. Les imbéciles! J'ai des pouvoirs, j'en suis certain.
...
Qui suis-je?