Discussion: Histoires courtes
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Vieux 21/06/2009, 16h03
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wallyvega wallyvega est déconnecté
Didier Super de la BD
 
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wallyvega change la caisse du Fauve
Prologue


Symbole de l’inévitable triomphe nocturne, la lune transperçait tout filet brumeux osant ternir son éclat. Rien ne l’empêcherait de surveiller son royaume, peuplé de conifères immenses et de cours d’eau pressés. Le relief prononcé de la région donnait l’impression d’une carte chiffonnée ; je me demandai si l’homme eut jamais eu la moindre chance en ces lieux. Les cahots incessants de la voiture avaient eu raison de ma piètre endurance, ainsi je m’étais arrêté au milieu de cette croûte boueuse qui se voulait route pavée. Les vestiges de pavés ne la rendaient que plus pénible. Seule la pluie manquait à l’appel, soucieuse de mon équilibre psychique. M’entêtant à chercher un semblant de confort dans l’habitacle trop étroit, j’essayai de distinguer le refrain nasillard des parasites. Requête d’un amant nostalgique. Je voyageai bien au nord mais probablement pas celui qu’il évoquait. L’irritation croissait, irrépressible, démesurée, alors que le crachotement phagocytait les dernières notes de guitare. Mon poing percuta le centre du volant, délogeant des oiseaux de large envergure de leur canopée. Regret immédiat. Il me parut risqué de provoquer une forêt au crépuscule, si précoce soit-il. Quoique mourir seul ici ou entouré là-bas, quelle différence ? L’égocentrisme, peut-être. Il serait assez préjudiciable que je disparaisse, me raisonnai-je. Pas besoin d’argumenter.
Attendre encore quelques instants puis repartir. Je coupai la radio et expirai longuement. Foutu patelin paumé ! Le moteur n’avait cessé de tourner mais j’appréciais enfin son ronronnement, l’associant à un sentiment de sécurité qui me faisait cruellement défaut. Impossible de repousser davantage le départ sous peine de sombrer dans l’inertie. J’embrayai et enclenchai la première, réprimant tant bien que mal une certaine nervosité. Les secousses reprirent, s’intensifiant à mesure de l’accélération. Réduits à un halo, les phares oscillèrent de conserve.
Cette direction devait être la bonne. Hors de question de revenir bredouille. Les répercussions d’une telle issue m’assaillirent de manière exponentielle, renforçant ma position. Il était temps de m’affirmer, sans mouiller quoique ce soit. Le client est ton ami, répétai-je. Le client est roi. Le client est un roi amical. Un gentil roi dans un joli manoir. PUTAIN DE VIEILLE CHAMELLE SALOPE ! Exorcisme réflexe. Une silhouette floue se découpait sur la toile grisâtre des phares. Je priai pour que ce fût un être humain, autostoppeur dérangé ou non. Les appels de phare me parurent un moyen raisonnable d’entrer en contact. Rien. L’ombre menaçait de disparaître à tout moment ; je poussai l’accélérateur. Cela ressemblait à un homme. Taille et carrure moyennes, doté d’une excroissance dorsale dressée entre les omoplates. Il ne se souciait guère de moi et gardait un rythme identique. Je klaxonnai. Réaction inchangée. Une fois à sa hauteur, je compris que l’excroissance n’était qu’une pelle qu’il portait en bandoulière. En guise de vêtements, une unique salopette souillée que même les mites ne pouvaient tolérer ainsi qu’une paire de chaussures épaissie de plusieurs couches. Son visage cabossé restait en grande partie immergé dans la pénombre. Je commandai l’ouverture automatique de la vitre côté passager qui refusa de s’exécuter. Nouvelle tentative, nouvel échec. Résultat de gels répétés. L’intelligence artificielle, le soulèvement des machines et la menace d’une apocalypse technologique en devinrent d’autant plus risibles. A moins d’un refus volontaire, signe avant-coureur de leur prise de pouvoir… Sans mouiller quoique ce soit ! Je me résignai à ouvrir la portière manuellement et me penchai donc par-dessus le siège promis au mort, attentif à l’allure du véhicule. Celui-ci vira légèrement à droite lorsque je tirai sur la poignée. L’homme ne broncha pas. Une tâche orangée brilla un instant entre ses lèvres ; des touffes éparses rongeaient le bas de son visage. Il exhala de la fumée et tira de nouveau sur le mégot.
« Excusez-moi, Monsieur. Bonjour.
-‘soir, lâcha-t-il, l’allure un peu moins vive. »
Son regard demeurait fixe, attiré par ce que je ne voyais pas.
« Peut-être pourriez-vous me renseigner, repris-je.
-Crois pas.
-Je dois me rendre chez M. Cushing. Patrick Cushing.
-Connais pas. Pas d’Cushing par ici.
-Il semblerait qu’il habite un manoir, insistai-je.
-Pas d’Cushing par ici.
-Un manoir alors ?
-Ouais.
-Pourriez-vous me l’indiquer, je vous prie ?
-Garde tes prières, gamin, grogna-t-il.
-Très bien. »
Je vérifiai que la route fût toujours dégagée, ce qui permit à l’inconnu de m’ignorer de plus belle. Je réitérai donc :
« Pourriez-vous l’indiquer ?
-Quelque part par là, répondit-il avec un vague geste de la main.
-Serait-il possible d’être plus précis ?
-Ouais.
-C’est-à-dire ?
-Toujours tout droit. T’arrêtes au manoir.
-En allant tout droit, j’arriverai au manoir ? voulus-je m’assurer.
-Nan. T’arriveras chez moi.
-Je ne suis pas certain de comprendre…
-Y a rien à comprendre. Tu vas là-bas, t’arrives chez moi.
-Vous habitez au manoir Cushing ?
-Pas de Cushing par ici. T’es débile ?
-Très bien. Je vous remercie, dis-je en faisant mine de refermer la portière. »
Sa main jaillit sur la poignée extérieure ; il n’en avait pas fini. J’arrêtai la voiture. Approchant son faciès ravagé, il m’offrit un charmant panorama dentaire. :
« Tu sais quoi, gamin ?
-Non.
-M’en vais t’faire une place.
-C’est… très aimable. Vraiment. »
Il inclina furtivement le front, claqua la portière puis donna une tape sur la carrosserie, s’attendant vraisemblablement à un hennissement. Je le remerciai une dernière fois avant de reprendre la route. Mon précieux informateur dégaina sa pelle, la planta dans une motte de terre afin de prendre appui sur le manche. Il m’observait, je le sentais ; ce qui m’incita à passer la seconde au plus vite. Errer dans les bois, à la nuit tombée, à moitié nu et armé d’une pelle. Je ne pouvais dire ce qui m’inquiétait le plus. Le maître ès loquacité disparaîtrait un beau jour et on ne le retrouverait que plusieurs semaines plus tard, voire plusieurs mois, décomposé, souillant davantage son haillon. Je l’imaginai fusionner avec la boue, le crâne éclaté par quelque gibier massif. Cette vision m’apporta un certain réconfort. J’éprouvais le besoin de le savoir mortel.

La route devînt sentier puis s’amenuisa jusqu’à se fondre dans la lande. Si l’homme avait dit vrai ? J’en doutais. Mais je ne disposais d’aucune autre indication. Cushing ne semblait pas être en odeur de sainteté dans la région. Une heure plus tôt, les villageois avaient esquivé toute question à son propos ; ce que j’avais alors analysé comme de la méfiance envers l’étranger. J’eusse dû m’interroger sur l’identité de cet étranger. Ignoraient-ils un emménagement récent au manoir ? ou avaient-ils simplement convenu d’ostraciser un propriétaire aisé, extérieur à la communauté ? Mon intuition favorisait la seconde hypothèse. Ces gens m’avaient semblé on ne peut plus soudées, comme liées par des serments ancestraux. Dynastie autosuffisante organisée en village. Une sympathie instinctive naquit donc pour Cushing, inférieure toutefois à la volonté d’accomplir ma mission. Les ordres étaient clairs.
Après quelques kilomètres, une large bâtisse initia sa lente pénétration du disque lunaire. Je devinai une tour centrale encastrée dans l’immense pavé ainsi qu’une toiture de faible inclinaison ; mes pupilles avaient eu suffisamment de temps pour s’adapter à l’obscurité. Sans aucun doute, la plus vaste habitation que j’eusse vue depuis mon arrivée en Achpétie. Je touchais au but. De hauts pins formaient un rempart naturel autour du manoir. Comme pour me guider à travers ce labyrinthe végétal, un oiseau semblable à ceux que j’avais effrayés dans la forêt quitta sa branche et, planant dans la lumière des phares, s’engouffra sous une arche taillée avec soin. Je le suivis.
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"Please allow me to introduce myself. I'm an alien superfiend. I've come tonight to judge you all. Let me say you what I mean! Pleased to meet you. Judge Death is my name!"

Ted Notts: Galaxy Trotter!

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