[gillesC]

Le balcon n’était guère spacieux, et sa balustrade glissait en plaques de rouille, mais il semblait grand-bourgeois pour le centre-ville de St Moulart. Sous ses pieds, la place De Gaulle triangulaire ressemblait … à une place de village, mais la nuit. Elle était nue à l’exception de petites voitures sombres, et quelques chats de la même couleur la traverseraient furtivement d’ici l’aube. Dans un réflexe professionnel, Guillaume se dit que ce confluent de rues manquait d’un éclairage correct. Il la décortiquait en un amas de taches bleu-nuit et zones invisibles, fuyant les froids halos de projecteurs probablement cinquantenaires. En ces ombres, les platanes semblaient se pencher, se torturer tant et plus sans bruit, cherchant à se déraciner hors de ce triste bourg. Ce en quoi il les comprenait très bien. Si bien même que tout venait de lui : avec un effort d’objectivité, il lui fallait reconnaître que les verts feuillages avaient la souplesse du béton. Il se pressa les deux yeux d’une main. Et en conclut que lorsque la réalité se meut sous votre nez, il est temps d’aller dormir.
Edmonde Rachin s’était déjà vautrée dans la boue et les fantasmes depuis une bonne heure ; Bertrand Voisin, sa famille et même l’Henri dormaient. Guillaume était assez abîmé.

Il était aussi assez convaincu par le futur achat d’un petit lit pliant. Les deux amants finissaient de plus en plus les soirées chez lui, alors que l’appartement d’Eléa était selon elle infiniment mieux aménagé et décoré. Ce qui, d’un point de vue féminin, était exact. Guillaume ne supportait même pas l’évocation des métiers de la décoration intérieure. Il entretenait une curieuse fierté à vouloir rendre un jour l’appartement dans l’état exact où il l’avait trouvé, comme s’il n’avait jamais existé en ce lieu. L’autre havre sexuel était lui aussi bien digne de sa propriétaire : une base de coquillages faisant cadres, des lignes de bois exotiques et variés reliant des amas globulaires de Polaroïds laids mais montrant toutefois de belles jeunes amies, ainsi que des profs de surf à l’intellect plus que douteux. Guillaume ne savait pas si elle avait plus d’ex-amants que de coquillages, mais remerciait le ciel de ne pas être tombé amoureux d’elle. Ce qui aurait sans doute porté cette triste situation vers des sommets plus escarpés.
Il huma une dernière goulée goulue d’air provincial, engrangeant ainsi la froide éternité des arbres et de la pierre de taille. Derrière lui, Eléa s’était mise à ronfler. Aucun signe n’indiquait que cela ne puisse durer jusqu’à la fin des temps. Elle dormait en une longue masse imbibée, mais en rien inhibée. Nuit comme jour, elle était un rouleau compresseur sans direction.
Guillaume conçut un plan dans lequel un nombre considérable de couettes et couvertures pouvaient former un matelas appréciable, disposé si possible dans une autre pièce. Avant d’aller farfouiller dans le cagibi, il pensa à vider les cendriers. Trois mégots de joints le narguaient de leur insignifiance. Il en avait tiré deux bouffées et la nette impression renouvelée que c’était du gâchis de pognon. Il fit disparaître tout cela au milieu des reliefs du repas chinois-beurk.

Finalement, la transformation du parquet du salon avait assez bien tourné. Du moins s’il ne bougeait pas. Les bas-côtés du tas de linge étaient bloqués à gauche par le fauteuil, et à droite par deux chaises. Avant de choisir une position laissant augurer un sommeil tardif, il avait envoyé gicler le chat (qui s’appelait Le Chat) avec assez de virulence pour espérer le dégoûter de ce moelleux inespéré -Le Chat était très lourd.
Il avait intérêt à bien dormir, car lorsqu’Eléa traversait une nuit dans cet état, il n’y avait pas grand-chose à en attendre le lendemain. Elle allait probablement se pointer au commissariat vers onze heures et demi, en lui reprochant de ne pas l’avoir réveillée, alors qu’il aurait passé une bonne demi-heure à la secouer dans tous les sens, ne récoltant que grognements étouffés et mépris-gueule de bois. Ce qui, oh coïncidence, correspondait pour l’essentiel au réactions des flics de base à ses directives matinales.
Et toute une nouvelle journée se passerait ainsi, entre une commissaire venue d’une autre dimension, et des collègues subhumains prompts au plaisanteries atroces.

Pfouh.