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Vieux 07/04/2015, 23h06
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Ben Wawe Ben Wawe est déconnecté
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Ben Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à Galactus
Bonsoir.

Ces dernières années, j'ai écrit trois histoires de Heroic-Fantasy dans le même univers, sur un même personnage, un vieux guerrier sans nom, luttant contre les dragons dans un monde ravagé par ces créatures.
La première (Le Solitaire) et la deuxième (Le Solidaire) histoire montraient le personnage affronter le dernier dragon vivant. La troisième (Le Survivant) montrait le personnage découvrir un bâtard, mi-homme, mi-dragon, avec des désirs de conquête dans ce monde désolé.

Aujourd'hui, je reviens dans cet univers, alors que je n'ai pas d'attachement fondamental avec l'Heroic-Fantasy. Une suite pourrait venir.
Bonne lecture.

***

Le Chevalier

La porte du cachot s’ouvre à la volée. Les gonds métalliques, usés et rouillés, grincent alors qu’une immense main gantée s’en empare pour les tirer en arrière. De sa main libre, un géant pousse violemment une silhouette bien frêle à côté de cette force de la nature. Sa victime, déséquilibrée par un vicieux croc-en-jambe, s’écroule lourdement sur le sol de la cellule. Elle roule quelques mètres avant de s’arrêter, vaincue, au milieu de quelques ordures et détritus.
Un faible râle s’échappe de ses lèvres gercées. La douleur ressentie justifierait un cri, un hurlement, mais il refuse d’offrir ce plaisir à son geôlier. Ce dernier, bien conscient de ne pas obtenir ce qu'il souhaite, grogne de colère et rabat brutalement la porte de la cellule ; la puissance du geste fait trembler pour quelques secondes la structure même du cachot, vétuste cavité en pierre forgée bien avant la naissance de leurs ancêtres.
Le géant se moque avec sa voix lourde et sale, le raille sur cette dernière nuit qu’il va passer ici. Tout en lui respire la bêtise et la violence, depuis l'attitude supérieure d’un gardien qui se croit plus important que ses prisonniers, en passant par l'allure arrogante d’un géant vêtu trop court, jusqu’à la face dégoûtante d'un porc obèse et consanguin. Il dispose d’un petit pouvoir de nuisance, dont il entend abuser pour tout le temps que sa victime passera auprès de lui.
Quelques heures de moqueries, quelques heures de harcèlement, quelques heures de supplice. Les dernières de son existence, selon la décision de « justice » rendue dans la salle principale du château.
De longs instants s'écoulent, emplis de provocations et de piques qui ne trouvent aucun écho, avant que le géant décide de partir, lassé. Sa victime, sûrement trop vieille, trop faible, n'a guère bougé de la position douloureuse qu'elle a adopté en chutant ; ses os se sont peut-être brisés, son esprit a peut-être abandonné la lutte. En tout cas, son amusement diminue, et il entend s'occuper autrement qu'à regarder le corps d'un vieillard immobile.
Cependant, alors que les pas lourds du gardien l’éloignent de la geôle, les membres du prisonnier réagissent enfin. S’il est resté immobile, c'est en réponse aux railleries, par pure provocation, pour ne rien lui donner ; maintenant qu'il s’en est allé, il peut trouver une meilleure position pour ses « dernières heures ».
Lentement, il roule sur le côté, libère ses membres coincés sous son torse et ses jambes, puis s’assoit. Son dos le fait souffrir, ses bras sont ankylosés, et sa rapide inspection de son corps lui fait toucher les plaies issues du combat acharné – et perdu – contre les gardes du château ; elles saignent encore. Il découvre également que son organisme ne fait pas que saigner, il souffre aussi à chaque mouvement, certainement à cause de ses muscles endoloris par les coups de poing et de pied délivrés par la cour du duc avant le « jugement ».
Il se fait vieux – non, il est vieux.
Il pousse un long soupir et laisse glisser ses doigts usés sur son crâne, dans le peu de cheveux blancs qui lui restent. Jadis, sa crinière sombre attirait les regards, les craintes mais surtout l’admiration des femmes ; il en avait fait une arme de séduction, une marque, un signe de reconnaissance qui l’avait poussé à abandonner casques et heaumes durant les batailles. Il était le chevalier sombre ; le chevalier noir, pour certains.
Mais c’était avant. Avant que la crinière tombe, sauf sur l’arrière de son crâne, qu'il rassemble désormais en une queue de cheval blanche. Avant que les années ne se rappellent à lui, et transforment le corps qu’il avait forgé en arme en ruines d’un passé si lointain qu'il semble issu de ses vieux rêves. Avant que les batailles perdues deviennent plus nombreuses que celles gagnées. Avant les Dragons. Avant la ruine des Trois Royaumes. Avant la fin.
Ses doigts glissent ensuite sur son visage, pour vérifier les ravages causés par les gardes du château ; ils sont, ici, minimes. Sa face, rongée par une épaisse barbe blanche, a été protégée par ses bras dans un réflexe stupide. Ce dernier lui coûte hélas beaucoup, car ses membres ne sont pas seulement ankylosés, ils sont blessés, recouverts de plaies plus ou moins profondes. Ce pourrait être un handicap, demain – lors de l’exécution.
L’exécution ; un second soupir s’échappe de sa gorge ravagée par des années de tabac et d’herbe-folle. Pour la première fois depuis longtemps, ses mains, qui ont arraché des yeux et brisé des crânes, tremblent ; et ses yeux, qui ont vu l’anéantissement de la Capitale et du Roi Wayne, deviennent humides. L’exécution ; prévue demain. Pour lui.
Il essuie le sang qui coule de son avant-bras avec un bout de tissu ramassé parmi les détritus, et craque ses phalanges usées. Il sait quoi faire, il a déjà été dans cette situation à de nombreuses reprises. Vaincu par un trop grand nombre d'adversaires, jugé, emprisonné, promis à une mort déshonorante sensée redonner de la vigueur au pouvoir du despote local. Résister aurait été inutile, et il ne l'a pas fait quand la douzaine d'hommes en armures minables, à peine solides, lui est tombée dessus, à l'orée du bois. Lui qui était sur la piste du Bâtard, de la créature sans nom qui veut imposer sa marque sur les Trois Royaumes brisés, a été pris à l'orée d'un bois et par surprise par ces chiens, qui l'ont rapidement mis sous fer pour l'amener devant leur maître.
La séance a été farce, le jugement une évidence. L'exécution, demain, se déroulera au milieu de la place du château, pathétique petit donjon entouré de petits murs qui ne tiendraient même pas un siège. Son esprit, bien qu'usé par une longue chevauchée, a analysé assez vite les forces et faiblesses de la place ; les premières sont minces, les secondes importantes.
Il n'y a qu'une vingtaine de combattants, et la plupart sera postée aux entrées et sorties du château, qui sont au nombre de trois. Le reste sera divisé entre la protection de la foule, devant le gibet qui est déjà dressé pour lui, et la protection du maître des lieux et de sa cour. En définitive, seuls deux à trois hommes autour du gibet, quatre à cinq autour du duc, et le reste en surveillance de l'extérieur – mais trop loin pour intervenir et protéger leur maître.
La méthode pour fuir est simple. Faire le faible, traîner les pieds, quémander un peu de pitié, se laisser faire ; donner un faux sentiment de supériorité, s'emparer d'une arme, tuer son propriétaire, tuer l'autre garde, libérer ses mains, profiter des cris de la foule, fendre la foule en s'accroupissant, planter un puis deux gardes du maître des lieux, et lui envoyer l'arme en plein crâne.
Il l'a déjà fait – souvent. Il sait exactement quoi faire pour s'échapper.
Mais il ne le fera pas.
Ses mains tremblent, et il ravale un petit sanglot en serrant ses poings. Il ne le fera pas, non. Il ne tuera pas les gardes, il ne se libérera pas, il ne foncera pas vers l'estrade, il ne lancera pas l'arme dérobée. Il ne le fera pas ; il ne se permettra pas de le faire. De le lui faire.
Il le sait depuis qu'il l'a vu, depuis qu'il est entré dans ce qu'ils appellent grande salle, mais qui n'est qu'une pièce banale, décorée sans goût, avec des objets réunis çà et là, sans grâce. Il le sait depuis que ses yeux sombres et usés se sont posés sur le petit trône au fond de la salle, sur cette silhouette haute et puissante, sur ces grandes mains, sur ce nez si long et dérangeant, sur cette épaisse crinière noire qui ne cesse de flotter à chaque mouvement.
Il le sait depuis qu'il l'a vu, depuis qu'il a reconnu ce château – qu'il a déjà visité, vingt ans plus tôt. Du haut de sa gloire, attaché à l'escorte du Roi Wayne, il a pleinement joué son rôle de protecteur de son souverain, mais a aussi profité de son charme pour quelques conquêtes ; dont la duchesse elle-même, femme du maître des lieux, qu'il a joyeusement culbuté dans un escalier, dans les cuisines et même dans les écuries, quelques instants avant son départ. La duchesse, au nez trop long, n'était pas belle femme, mais insatiable, et lui a permis de goûter pour quelques heures aux douceurs de la noblesse.
Il avait oublié, jusqu'aujourd'hui. Il avait oublié cette visite, la duchesse et même l'existence de ce château, pathétique structure perdue dans les collines et les bois des Trois Royaumes. Il avait tout oublié, jusqu'à ce que ses yeux se posent sur le nouveau duc, dont la ressemblance et l'âge approximatif sont trop frappants.
Il renifle, ne contrôle plus ses doigts, ses membres ; il est vaincu. Il ne peut le dire ; il ne peut le penser. Il a commis bien des crimes, bien des atrocités, mais ceci... cette abomination... c'est au-delà de tout. Au-delà des horreurs commises au nom des Trois Royaumes, et même du bon Roi Wayne.
Il a fait vœu de donner sa vie pour ces causes, pour protéger la justice et l'ordre, et pour châtier ceux qui les troublent ; mais pour suivre cette voie, il devrait être l'auteur d'une ignominie pour continuer.
Au loin, ailleurs, le Bâtard, mi-homme, mi-Dragon, rôde dans les restes du pays des hommes, faisant tomber chaque jour une nouvelle cité sous sa coupe. Au loin, ailleurs, la créature ourdit de sombres complots, et il s'est donné pour mission de l'anéantir, de la briser, de plonger l'épée Trillium dans son cœur, comme il l'a fait pour tous les Dragons.
Mais il ne peut pas. Il ne peut pas s'enfuir pour mener cette mission à bien. C'est trop demandé.
Il a tout donné au Roi Wayne, à la morale, à l'éthique. A de trop nombreuses reprises, il a sali son âme en accomplissant des horreurs, mais toujours avec l'idée que cela servait une cause plus grande, plus importante que son propre salut.
Il le croit toujours. S'il ne peut plus protéger les Trois Royaumes, il entend empêcher les monstres de s'emparer de leurs ruines. Mais là... cela... non. Il ne peut pas.
Il a tué des bébés, des femmes, des vieillards, des faibles, des mutilés. Il a torturé, massacré, brûlé, pillé. Il a causé des malheurs, il est l'auteur d'horreurs innombrables. Mais il ne sera pas l'auteur d'un tel acte.
Il ne tuera pas son fils. Il vaut mieux que cela.
*
La foule est hostile. Le château, minuscule place forte qui a résisté à la chute des Trois Royaumes, n'est plus qu'une coquille vide, qui parvient à peine à nourrir la cinquantaine de paysans qui vivent encore en son sein. Leurs corps sont faméliques, leurs mines affamées, mais tous s'enthousiasment pour l'événement du jour. Le dur labeur, la journée de travail passée à forcer une terre brûlée par les Dragons, tout cela est remplacé par l'exécution, décidée par le duc comme une fête, un véritable événement.
Il est traîné sous les hurlements, les indignations et les cailloux. Nul légume pourri, nulle nourriture ne lui est envoyé ; même rongé par les vers, tout aliment est dévoré par ceux qui s'acharnent à sucer des galets pour combler le creux en leur ventre. Il se protège du mieux qu'il peut, les bras levés, à demi-accroupi, poussé par le géant et ses camarades gardiens, railleurs et heureux de pouvoir s'acharner sur quelqu'un.
Enfin, il parvient sur une petite estrade, où le gibet a été préparé. Nulle décapitation, nul démembrement ici, mais une bonne vieille potence, une mort lente et désagréable ; une mort honteuse, humiliante. Il a été reconnu coupable d'un crime qui n'existe pas, la crainte du duc et de ses hommes face à l'étranger, la facilité de s'en prendre à un vieillard et de contenter le peuple par une exécution à peu de frais.
Ses yeux usés se lèvent lentement de la foule haineuse, et se posent sur l'autre estrade. Sur le petit trône. Sur celui qui y siège.
Son cœur bat un peu plus vite. Ses mains tremblent à nouveau. Ses lèvres font de même, alors que ses paupières battent pour chasser l'humidité.
Le duc parle ; il l'entend à peine. La haine, la colère envers ce monde brisé se déversent dans ses paroles, alors qu'il fait de lui l'origine de tous leurs maux, de tous leurs malheurs.
Il comprend, il comprend tout. Pourquoi les hommes en armure rôdaient dans le bois, à la recherche d'une cible, d'un étranger, d'un ennemi à enlever et à offrir à la foule. Pourquoi le duc, si fort, si bien portant, craint pour sa survie et le contrôle d'un peuple affamé, qui est sûrement las des mensonges de ses dirigeants et des privilèges. Pourquoi son exécution est si rapide, pourquoi il a tant besoin de le châtier.
Le duc utilise un vieux tour de monarque, trouver un coupable pour forcer la foule à le suivre, trouver un coupable pour rejeter la faute, trouver un coupable pour gouverner quelques mois de plus.
En un sens, il est déçu de le voir agir ainsi, non pas pour son propre destin, mais parce qu'il aurait espéré mieux de son descendant. Hélas, qu'attendre de quelqu'un qu'il n'a jamais rencontré, qu'il n'a pu influencer, élever ? Toute sa vie, il l'a passée à combattre pour les Trois Royaumes et le Roi Wayne ; même en s'inquiétant de la duchesse et d'une éventuelle descendance, cela n'aurait rien changé, il n'aurait pas eu le temps.
Le temps – il lui en reste si peu. Et alors que le duc continue de parler, de haranguer la foule, il ne cesse de penser à son temps, à ce temps perdu. Tant d'années passées sur les routes, à lutter pour ce qu'il croyait juste... pour quoi ? Pour qui ? Le Roi Wayne ? Les principes fondant les Trois Royaumes ? La justice, le bon droit, la morale ? La chevalerie, le principe de protéger les faibles ? L'idée même qu'il y a des valeurs, des comportements qui justifient de châtier autrui, qui sont au-delà de ce qu'on peut accepter et comprendre ? Être un chevalier, tout simplement, cet honneur et cette responsabilité qui ont dicté toute sa vie ?
Il s'est battu pour cela, oui. Et alors qu'un des gardes le pousse pour s'approcher du gibet, il ne cesse de se demander où cela l'a mené. Sur cette estrade, à quelques secondes de la mort. Dans une contrée détruite, ravagée par des Dragons qui ont brisé son Roi et ses codes. Dans un monde brûlé, qui ne cesse d'agoniser. Dans un monde sans loi, sans ordre. Dans un monde mort.
Oui. Le monde est mort.
Mais il n'était pas creux. Il était sain, il était pur, il était juste – autant que faire se peut. Le Roi Wayne était grand, les Trois Royaumes rendaient les peuples heureux. Le monde était bon, et s'il est détruit, ses ruines... ses ruines ne peuvent être abandonnées au chaos, à l'anarchie. A l'injustice.
Cela, il ne l'a jamais accepté. De toute son existence, il n'a jamais pu rester muet devant une injustice, devant un acte immoral qui méritait sanction, punition – châtiment.
Ses yeux usés se lèvent à nouveau, et croisent le regard du duc... son fils. Qui hurle, qui l'accuse de mille malheurs, de mille horreurs. Il le sait, ils le savent tous deux : c'est faux. Tout est faux. Il ment, pour régner un peu plus, pour contrôler un peu plus un peuple mourant, alors que lui est grand et fort, gavé d'une nourriture que les siens réclament pour survivre un jour de plus.
Il maintient ses yeux dans son regard, il cherche... quelque chose. Un signe. Un symbole. De l'espoir.
Il ne trouve rien. Rien de lui, rien de ce qui a fait de lui le préféré du Roi Wayne, l'ultime propriétaire de l'épée Trillium. Rien de ce qui est bon.
Il soupire, et s'arrête, forçant le garde à s'approcher pour le pousser. Il ferme les yeux, gémit et se laisse tomber. Il permet au garde de le maintenir, roule les yeux dans ses orbites, et tremble comme un possédé. Le garde essaye de le maintenir comme il peut, le poussant contre lui pour assurer sa prise ; lui peut ainsi poser sa main sur l'arme au flanc du garde.
Il hésite un instant, mais se rappelle le regard du duc – et il décide, arrachant l'épée de son fourreau, égorgeant dans le même geste son propriétaire.
La suite est connue... la suite est simple. Il l'a déjà fait – souvent. Il sait exactement quoi faire ; et il n'y répugne plus.
Il frappe l'autre gardien. Il entend la foule. Il se libère. Il s'accroupit.
Il va s'échapper, poursuivre le Bâtard. Servir son Roi, ses Royaumes et ses valeurs.
Mais avant... il doit faire ce qui doit être fait.
Il tue son fils.
Parce qu'il est un... il est l'ultime chevalier.
Il ne vaut pas mieux que cela.
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