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Vieux 07/05/2011, 23h09
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AleK AleK est déconnecté
SpeedBall du pauvre
 
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AleK change la caisse du Fauve
Chapitre 2

20
AVR
Je me prêtais donc au jeu de l’étudiant issu d’une riche famille, oisif et nonchalant, Un rôle que je peaufinais afin de rendre crédible ma légère différence d’age. Je passais mes soirées avec un rassemblement de romantiques, soliloquant des phrases incompréhensibles et abusant de la fée verte. Je ne trempais que rarement mes lèvres dans l’absinthe, connaissant ses effets à long terme sur le cerveau pour avoir étudié certains cas à la salpêtrière. En revanche, un soir, où mes amis saluaient dignement le départ de Maupassant, j’abusai volontiers d’un cru bordelais épargné par l’invasion phylloxera, ces insectes dévoreurs de vignes qui dévastaient les récoltes depuis plusieurs années. Ce fut donc d’un pas mal assuré que je me présentais au cours du Professeur Antonin le lendemain matin.


Je choisis par bonheur un siège en hauteur, loin de la lumière des fenêtres, blessant mes yeux fatigués. Par bonheur, dis-je, car un homme se tenait aux cotés du professeur. Il le dépassait d’une bonne tête, sa blondeur et ses yeux bleus ne pouvaient renier leurs origines slaves. Il portait une tenue sobre, complet veston surmonté d’une blouse blanche, il avait la mine sombre, les cheveux plaqués sans doute à l’huile de macassar, une moustache fournie cachait sa bouche. Il avait le caractère de son apparence, peu enclin au discours et particulièrement consciencieux. Mais lorsqu’on creusait un peu sous le vernis, on y trouvait un homme inventif et agréable, capable du plus grand sérieux sur des choses anodines, leur donnant un aspect de nouveauté. J’avais passé bon nombres d’heures à parcourir les couloirs de la clinique, le suivant de près, l’écoutant les rares fois qu’il daignait s’adresser à moi. Il s’appelait Joseph Babinski, médecin des hôpitaux et protégé de Jean Martin Charcot.

Sa présence ne m’étonnait pas outre mesure, ses études sur le cerveau, l’hypnose et l’hystérie, menées avec Charcot faisaient référence. Ma présence en cette salle risquait fort de l’étonner en revanche, je m’avachis donc sur la chaise, évitant à tout prix son regard perçant.

Son exposé portait sur ses travaux de l’époque, les inflexions du système nerveux grâce à l’hypnose. J’écoutai d’une oreille distraite sa voix de baryton nous exposer l’importance d’un diagnostique neurologique dans la recherche d’une pathologie. L’hystérie semblait prendre une grande part dans ses recherches, il la définissait aussi précisément que l’époque le lui permettait, comme des phénomènes pithiatiques pouvant être reproduits par la suggestion. Il nous présentait ensuite l’ouvrage de Paul Briquet, le traité de l’hystérie, qui recensait les cas d’hystérie, les décrivait comme presque exclusivement féminins, héréditaires, et touchant une classe sociale très modeste. Il avança aussi en conclusion, en citant Platon:

« -L’utérus est un animal qui désire engendrer des enfants. Lorsqu’il demeure stérile trop longtemps après la puberté, il devient inquiet et, s’avançant à travers le corps et coupant le passage à l’air, il gêne la respiration, provoque de grandes souffrances et toutes espèces de maladies ».

Il se figea après cette phrase, il semblait observer un étudiant.

« -Pouvez vous faire profiter l’assemblée de vos réflexions, Mademoiselle… ? Commença Joseph, d’un ton d’instituteur sévère.

« -Mlle Glaisette, Docteur Babinski, fit une voix d’un coup forte, teinte d’une pointe de rage contenue. Je me faisais la réflexion que cette phrase allait bien mieux dans la bouche d’un pédéraste mort depuis 2000 ans que dans celle d’un médecin de la salpêtrière.

Un silence gêné se fit entendre, tout le monde dans la salle connaissait Eugénie. Une féministe avant que la société ne les désigne comme telle, elle était une des premières femmes étudiantes, elle participait à de nombreux modules, passant des sciences appliquées à la littérature. Toujours en pantalon, elle narguait la loi en poussant une bicyclette, je ne l’ai jamais vu pourtant chevaucher l’engin. Elle était fort agréable à regarder, ce qui semblait l’irriter au plus haut point, tant les attentions de ses camarades étudiants étaient prévenantes et pressantes.

Joseph partit d’un de ses rires carillonnants, faisant sursauter le premier rang de l’assistance.

« -Et bien jeune fille, je plains votre futur mari, s’il a le malheur de vous contrarier. Mais j’avoue la pertinence de votre remarque. »

Je ne me penchai pas pour entrevoir la réaction d’Eugénie, craignant que ce mouvement soit capté par l’œil toujours alerte de Joseph. Un éclat de rire partit des voisins d’Eugénie, elle qui était une habituée des répliques cinglantes avait dû trouver un mot d’esprit adéquat.

Je profitai de la fin du cours et du mur formé par mes camarades interpelant Joseph pour sortir sans attirer l’attention. Je me trouvais juste derrière Eugénie, qui tirait vers elle les poignées de sa bicyclette. Je pressai le pas et me retrouvai à ses cotés.

« - Excusez-moi, mademoiselle, aurais-je l’impudence de vous demander une chose ?

Elle se tourna vers moi, un air dédaigneux déformait une bouche fine et des yeux clairs. Elle me toisa proprement, sans doute ma fausse identité ne convenait pas à ses valeurs.

« - Que voulez-vous ? Sachez que je ne suis pas ici pour trouver un galant.

« - Loin de moi cette idée ! », lançai-je, sans doute inconsciemment j’aurais voulu la contrarier plus que de raison, voyant sa façon de se rendre supérieure à ces hommes bestiaux qui l’entouraient. « Je désirais juste connaître votre réponse au Docteur Babinski, d’où je me trouvais, je ne l’avais pas entendue.

« - Ho, fit-elle en rougissant. J’ai simplement répondu que mon mari n’aurait que faire de mon caractère, si bien occupé qu’il serait à palier le peu de cas que j’apporte au ménage et aux convenances. »

Elle me laissait là, sur ces paroles si résolument modernes, intrinsèquement porteuses de l’hérésie sociétaire qui sera tellement en vogue au début du vingtième siècle. Ce jour-là, je commençai à l’admirer, même si je ne lui enviais pas sa force de conviction, car je me targue de faire de la mienne un choix de vie. Ce ne fut que quelques temps plus tard que l’admiration céda à la passion et enfin à la haine.
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