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Vieux 10/05/2013, 20h10
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Ben Wawe Ben Wawe est déconnecté
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Ben Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à Galactus
Pour passer le temps d'un long week-end (pour les chanceux), quoi de mieux qu'une nouvelle de S-F ? J'espère que Pas de billet, pas de bus pourra divertir et intéresser ceux qui liront cette histoire (qui se trouve également sur mon blog). Bonne lecture !

Pas de billet, pas de bus

7 heures 12 minutes.

Les vérins crissent quand j’enclenche le deuxième moteur à propulsion. Sa puissance me propulse à l’arrière de mon siège, et je sens le tremblement familier du volant entre mes mains alors que je m’élève au-dessus du vingt-sixième étage de la Cité. Je quitte peu à peu les niveaux inférieurs, les plus pauvres, pour rejoindre les premiers nuages ; mon service commence enfin.

Mon bus est quasiment vide : je n’y ai trouvé que deux voyageurs quand j’ai pris le relai de Mike, il y a une dizaine de minutes. Il a fini son service, il m’a donné quelques informations sur l’état du réseau et s’est enfoncé dans la foule du vingt-quatrième étage, refusant mon offre de le ramener chez lui.
Mike refuse chacune des offres de tous les chauffeurs qu’il croise : Mike ne veut pas que les autres sachent où il habite. Par paranoïa, par peur, par honte, je n’en sais rien… et je ne cherche pas à le comprendre.

Mike ne m’intéresse pas, comme aucun de mes collègues. Je prends mon service, je le laisse à mon successeur, je me fais amener près de mon appartement et je vaque à mes occupations.

La curiosité est un vilain défaut. J’ai vu beaucoup trop de gens disparaître après avoir posés les mauvaises questions, ou s’être intéressés aux mauvaises personnes ; je refuse de subir le même sort.
Pour moi, seul le travail bien fait compte. Un billet, un voyage : pas de billet, pas de bus. C’est la philosophie qui me permet de survivre depuis plus de vingt ans dans ce boulot, lui qui pousse en moyenne au suicide en moins de cinq ans. Je suis une exception dans le service, et j’aime ça.

J’enclenche le troisième moteur à propulsion pour faciliter la montée et me préparer à accoster à la première station.
D’ici quelques minutes, les deux passagers, vêtus de combinaisons aux couleurs neutres qui démontrent leur niveau social, enlèveront leurs ceintures à gravité, qui les clouent à leurs places, pour léviter dans l’atmosphère artificielle du bus. Ils s’approcheront de la sortie, et s’extirperont pour aller rejoindre le trentième niveau, le maximum que des citoyens de leur classe peuvent atteindre sans craindre l’intervention de la police.

Personnellement, je ne peux accéder qu’au trente-cinquième étage : le reste m’est normalement interdit. Mais grâce à mon poste, je peux quand même visiter les niveaux supérieurs, me mêler à la foule des citoyens les plus riches et les plus influents du Consulat en attendant que mes collègues me ramènent chez moi. Une petite victoire sur ce système qui a failli me détruire, enfant.

Tout ça est terminé, maintenant. Je suis respecté par tous les citoyens. J’ai du pouvoir. Je les protège. Je les amène à bon port. J’empêche les inutiles et les sous-races de les rejoindre.
Pas de billet, pas de bus. Ma philosophie – ma raison de vivre.


9 heures 49 minutes.

« Billet. »
Ma voix met quelques secondes pour être transmise de l’autre côté de la vitre haute-sécurité au passager qui vient de pénétrer dans le bus. Je suis enfermé dans ma cabine de commande, mais je peux quand même voir et faire face aux citoyens désireux de voyager grâce à moi.

La double-porte s’est ouverte quand le citoyen a présenté la puce de la Compagnie au scanner, implantée dans la paume de sa main ; mais la puce ne donne pas le droit de léviter et de s’asseoir pour rejoindre la prochaine station.
La Compagnie équipe chacun des citoyens de ces étages dès leur naissance pour qu’ils puissent entrer dans les bus, mais chaque trajet doit être payé. La puce n’est que la possibilité de voir la porte, le billet est la clef pour en profiter.

« Là. »
Les lèvres du citoyen, un grand mâle eurasien au crâne rasé et à la combinaison pourpre, s’activent bien avant que j’entende sa parole. Je sens toute sa suffisance dans le peu d’égard qu’il a pour moi et pour ma fonction : je ne supporte pas l’arrogance des masses dites supérieures pour les chauffeurs.

Ces citoyens et citoyennes ne comprennent pas la chance qu’ils ont. Nous les transportons, nous les protégeons, nous veillons sur eux dans l’ombre, sans jamais demander plus que la petite gloire d’accomplir notre métier avec bonheur et passion.
Enfin, c’est ce que je me dis – ce que je vis.

Je suis bien conscient que peu d’entre nous sont conscients de la chance que nous avons d’être les piliers de notre société, de notre Cité. Depuis que les véhicules personnels ont été interdits, par manque d’énergie et de place pour circuler entre les immeubles et les niveaux, le Consulat a décidé d’implanter sur toutes les cités un système de transports en commun parfait, magnifiquement complet. Les chauffeurs de bus sont alors les rouages indispensables au fonctionnement quotidien de notre monde.

L’Humanité a pu se passer de pétrole, et l’a remplacé par les systèmes de recyclage d’énergie biologique ; elle a pu se passer d’espaces verts, et l’a remplacé par des séjours prolongés dans des réalités virtuelles ; elle a pu se passer de nourriture et de drogue, et l’a remplacé par des doses artificielles dans certaines Cités ; enfin, elle a pu se passer de place, et a compensé en créant des immeubles si hauts qu’ils dépassent les nuages et le ciel.
Mais l’Humanité ne pourra jamais se passer de transport : bouger, voyager est l’essence même de l’homme, et les chauffeurs de bus sont maintenant les seuls à offrir cette fonction fondamentale aux citoyens.

Je suis le pilier indispensable au fonctionnement de la société.
Pas de billet, pas de bus.
Pas de relâche.


11 heures et 23 minutes.

Mes deux parcours sont terminés : je recommence à zéro.

Les mains crispées sur mon volant, les yeux englobant la totalité des cinq écrans devant moi, qui m’informent de la situation sur les quatre flancs et l’intérieur du bus, je laisse mon esprit divaguer alors que mon instinct garde le contrôle. Si expérimenté que mes supérieurs voudraient faire de moi un formateur, je sais exactement quand la machine s’emballe ou quand la circulation devient dangereuse – d’autres choses peuvent le devenir, également.

Derrière moi, les ceintures de gravité maintiennent sur leurs fauteuils trois citoyens et deux citoyennes, montés récemment. J’ai déjà vu une quinzaine de passagers depuis le début de mon service, la norme dans ces parcours et à cette heure de la journée.
Les bureaux sont ouverts, personne n’a normalement à évoluer à l’extérieur sauf les badauds et les touristes ; je n’ai que cela en stock pour le moment, et ça me convient parfaitement. Je n’aime pas les inopportuns et les pirates.

Hum.
Je viens de violer une des règles fondamentales des chauffeurs de bus. Ne pas évoquer ce qu’on ne veut pas affronter, sous peine de voir l’ennemi arriver, comme attiré par une provocation.

Un des écrans vient d’être troublé par une ombre, passée près de la caméra implantée sous le bus. Un chauffeur moins expérimenté, ou moins concentré, ne l’aurait sûrement pas remarqué – ou aurait parié sur un défaut du matériel. Pas moi.
Le matériel est parfait : je le vérifie chaque semaine.

Quelque chose approche… quelque chose veut nous aborder.
En fait, quelque chose vient de nous aborder.

Un choc léger, mais terrifiant pour des passagers habitués au calme parfait que leur offre leur billet si cher, trouble l’équilibre du bus, restauré en quelques secondes. Mes doigts agiles volent sur les boutons tactiles des écrans et du poste de pilotage, avant de faire ce que peu d’autres chauffeurs osent faire : ouvrir la porte de la cabine au cours d’un service.

Mes collègues… mes collègues n’ont pas autant d’expérience que moi et ne connaissent pas aussi bien leur matériel et l’étendue de leurs missions. J’évite les contacts avec eux, même si je reste poli et respectueux ; je ne vais jamais aux réunions, aux cafés, aux sorties qu’ils organisent, malgré leurs invitations et les pressions de ma hiérarchie.
Tout ça ne m’intéresse pas… ils ne m’intéressent pas. Une fois, je me suis rendu à une de ces rencontres, où les familles des chauffeurs étaient présentes ; j’ai rencontré la femme de Jay, le fils de John, le frère de Georges. Et je n’y ai trouvé aucun intérêt.

Mon emploi est ma vie, et mes fonctions visent à protéger les passagers, même si je dois mettre mon existence en danger – surtout si je dois la mettre en danger.

Mes collègues n’oseraient jamais faire comme moi, s’emparer d’un fusil à protons et ouvrir délibérément la porte du bus. Ils ne se posteraient pas en position de tir, prêts à faire feu sur quiconque oserait s’approcher de l’ouverture ; ils n’ont pas ce type d’expérience, ils ont trop peur.

Moi, je n’ai pas peur.
Je sais quoi faire. J’agis en conséquence.

Quelques secondes après l’ouverture, deux silhouettes humaines apparaissent dans l’embrasure de la porte ouverte ; au loin, j’entends les hurlements des passagers, terrifiés et tétanisés.
Devant moi, les deux silhouettes lévitent au-dessus du sol, à centaines de kilomètres d’altitude au-dessus du sol, que j’ai vu réellement trois fois dans mon existence. Equipés de jetpacks, ces deux pirates de l’air sont armés de lames d’énergie bleutées, supposées ressembler aux bâtons de sécurité des forces de police.

Ils hésitent un instant en me voyant prêt au combat, persuadés de pouvoir réaliser un « casse » facile en milieu de journée, face à des citoyens lâches et inutiles. Ils n’ont pas imaginé qu’il y aurait un chauffeur suffisamment courageux et exceptionnel pour les entendre.
Ils ont commis une erreur – ils la payent.

Leurs deux visages expriment la stupeur et l’incompréhension quand je vise leurs crânes. L’un d’entre eux me dit vaguement quelque chose, mais je n’hésite pas.
Seuls trois coups me suffisent pour arracher la vie de leurs misérables carcasses de sous-races. Alors que leurs jetpacks explosent et que leurs cadavres chutent vers les bas-fonds, j’imagine déjà leurs passés, que je vais découvrir quand la Compagnie m’honorera pour avoir protégé les passagers de deux résidus d’Humanité.

Nés dans les niveaux inférieurs, certainement aux alentours de l’étage douze, ils ont réussi à s’élever socialement par quelques bourses d’étude avant de vider leurs crédits dans des doses illégales ou expérimentales. Perdus au milieu de cultures, de civilisations qu’ils ne pouvaient pas comprendre, ils ont été peu à peu attirés par le côté obscur de la cité, et vivotent depuis par quelques larcins, en essayant de retrouver le lustre et le luxe de leurs études inachevées ou en tentant vainement de soigner leurs addictions artificielles.

Je pourrais avoir des remords, mais je m’y refuse ; des épreuves ne justifient pas de tomber dans la facilité, de s’adonner au crime et de violer les principes de sécurité de notre Cité.
Je sais de quoi je parle : je suis une anomalie, un enfant créé « naturellement » à une époque où les parents n’ont plus le droit de suivre cette voie pour procréer. Arraché à mes géniteurs quand la police a découvert leur crime, j’ai été adopté par la Compagnie pour faire de moi un de leurs nettoyeurs, la plus basse échelle sociale. J’ai lentement gravi les échelons, arraché chaque promotion et je suis finalement parvenu à devenir un chauffeur de bus.

Je n’ai pas connu mes parents – je ne sais même pas s’ils me ressemblent, si mon père a la même calvitie que moi, si ma mère a les yeux aussi bleus que les miens, s’ils ont les mêmes tics ou les mêmes habitudes. Et je ne le saurais jamais.
J’ai eu une vie difficile… et je n’ai jamais franchi la ligne. Pas de délit, pas de crime – pas de fraude.

Mes victimes ont choisi leur sorti. Ils auraient eu besoin d’aide, je le sais, d’appui, de soutien plutôt que de rafales d’énergie en pleine tête – mais ce n’est pas mon job. Moi, je suis chauffeur de bus, et j’ai certainement déjà croisé celui qui me dit quelque chose lors de ses meilleures années. Moi, j’ai une mission simple : je transporte, je protège, je rassure.

Pas de billet, pas de bus.
Pas de pitié.


14 heures et 7 minutes.

La première heure de pointe est passée : les repas d’affaire, les rendez-vous personnels, les transports d’enfants sont terminés. Je peux souffler après deux heures d’intense pression.
Aucune erreur n’est acceptable à mon poste, encore moins quand les citoyens les plus puissants vont déjeuner ou me confient leurs proches. A nouveau, je ressens toute la portée de ma mission et de mes responsabilités – je ne peux me sentir plus fier de tenir mes délais et d’avoir sécurisé le transport de tous ces citoyens et citoyennes.

Malheureusement, ces rares moments de plaisir professionnel sont toujours anéantis par des événements ennuyeux : l’arrivée d’un nouveau passager, un arrêt inutile pour permettre à un citoyen de récupérer un objet bêtement lâché dans l’atmosphère de gravité nulle que la Compagnie maintient dans chaque bus par mesure de sécurité… ou bien un appel d’un collègue.

Pour permettre le partage d’informations entre chauffeurs, la Compagnie a mise en place deux systèmes de communication : un logiciel de messagerie instantanée, permettant la publication de nouvelles sur le réseau global ou d’échanger entre deux bus uniquement ; et un autre permettant de voir directement les autres chauffeurs, de parler comme avec les télécommunications du début du siècle.
Je n’utilise jamais le second système, et ne publie que quelques messages généraux quand les déboires de la circulation l’exigent. Je ne supporte pas les contacts audio et vidéo, ils me déconcentrent – mais j’ai eu des consignes. La Compagnie exige plus de sociabilité de ma part, et je suis donc obligé d’accepter l’appel.

« Franky. »
C’est Josh, un inutile gamin de vingt-deux ans en poste depuis six mois. Cantonné aux parcours les plus simples au niveau vingt-huit. Je suis impatient d’assister à son licenciement : être chauffeur devrait être réservé à des citoyens bien supérieurs.
« Je m’appelle Frank. Que veux-tu ? »
Ma voix n’est qu’un pâle reflet de la haine et du dégoût que j’éprouve pour lui. Je pense que mon visage doit être une représentation un peu plus saisissable de mes sentiments, vu le mouvement de recul qu’il a ; j’en suis ravi.
« Ecoute, Franky, j’crois qu’il y a eu un souci… t’devais pas faire c’parcours, là. On vient d’le capter parce que Jay il a… il a… »
Je ne supporte pas sa manière de m’exprimer, mais le rythme de bus n’en est absolument pas affecté. Pourtant, je sens mes muscles se contracter sous la tension – mais je me calme. Il ne doit rien arriver aux passagers, jamais.
« Je ne suis pas intéressé. Bonne route. »
Sans geste brusque, je coupe la communication et goûte à nouveau au plaisir du quasi silence, avec le léger ronronnement du moteur et le faible bourdonnement du bavardage des passagers. Malheureusement, ce n'est à nouveau que temporaire.

Devant moi, mes écrans sont encore une fois parasités par un appel, auquel je dois répondre. Apparaît alors le visage sérieux et sec de Jay, un des chauffeurs les plus anciens de la Compagnie ; deux ans déjà qu’il est avec nous, mais je n’ai aucun lien avec lui. Il est, paraît-il, plutôt apprécié par la hiérarchie pour son efficacité et son sens du contact, avec les collègues ou les passagers. Je ne l’aime pas.

« Frank, tu n’aurais pas dû faire ce parcours aujourd’hui. »
Il va droit au but et reprend la conversation abandonnée avec Josh : au moins, je sais que le sujet trouble une partie des troupes.
« C’est mon parcours : je le fais chaque jour, chaque semaine, chaque mois. Rien n’a changé. »
Ma réponse est sèche et rapide. Je n’ai toujours pas de temps à perdre.
« Hier, nous nous sommes tous mis d’accord à la réunion pour changer exceptionnellement les trajets. La nouvelle a été publiée sur le réseau interne. »
« Je ne lis pas le réseau interne avant le soir. Et je n’étais pas à votre réunion. »
« Frank… c’est Georges qui aurait dû être à ta place, aujourd’hui. »
« Georges a son propre trajet. »
« Georges n’a pas pu travailler aujourd’hui à cause de toi ! Et… et nous avions des projets, qui… »
« Georges a son propre trajet ; tu as le tien ; j’ai le mien. Vos projets ne me concernent pas. »

Je coupe à nouveau sans remords. J’ai à peine remarqué l’air troublé de Jay alors qu’il s’exprimait : ça ne me concerne pas. Alors que je m’approche d’une nouvelle station, j’évacue ces souvenirs inutiles et me concentre sur ma mission – toujours.

Pas de billet, pas de bus.
Pas de distraction.


16 heures et 59 minutes.

Mon service approche de sa fin. Quelques instants auparavant, j’ai dû rejeter deux citoyens qui n’avaient pas de billet : si leurs puces étaient bien implantées dans leurs paumes, ils n’avaient pas les fonds suffisants pour payer leur voyage.
Devant les regards suffisants des passagers, j’ai dû utiliser les systèmes du bus pour les expulser ; la honte recouvrait leurs visages et les empêchait de réagir.

Pour un citoyen, être repoussé d’un transport en commun est l’humiliation ultime, la preuve parfaite d’un manque de classe et d’un statut social en chute libre. Je suis pleinement conscient de faire mal à autrui en agissant ainsi, voire de pousser au suicide ceux qui espéraient pouvoir continuer à vivre au-dessus de leurs moyens en escomptant une éventuelle pitié de ma part ; je n’éprouve aucun remords.

Ils n’avaient pas à essayer de frauder. Ils n’avaient pas à me provoquer.
Je remplis ma mission – le reste est de leur responsabilité.

Lentement, je m’approche du niveau trente-sept, l’avant-dernier étage de mon service. Je suis en avance sur mon horaire, et je sais que je devais devoir prolonger mon attente à la station ; je n’aime pas ça.
Même si ça m’arrive souvent, je n’apprécie guère de devoir prolonger la position passive du bus à un niveau. Les agressions sont nulles aux étages de mes parcours, mais je crains toujours pour l’image de la Compagnie : je ne veux pas que les citoyens croient que nous ne maîtrisons pas nos déplacements, ou que nous subissons des avaries techniques.

Mettant les moteurs à propulsion en pause, je repense à tout ce que je suis prêt à faire pour la Compagnie – à tout ce que je lui dois. Je sais que mes supérieurs ne m’apprécient pas vraiment : ils préfèrent des chauffeurs plus conciliants, comme Jay ou Georges ; ils ne goûtent pas vraiment mon zèle et mon professionnalisme. Je m’en fiche.

Ma mission est plus importante. La remplir est ma seule solution pour rendre à la Compagnie ce que je lui dois. Sans elle, je n’existerais plus : sans sa décision de m’adopter, je n’aurais tout simplement jamais eu la chance de vivre ces moments magnifiques et si purs, quand j’accomplis mes fonctions à la perfection.

La Compagnie me rend heureux.
Je ne fais que la servir en accomplissant du mieux possible ma miss…

« Fr… Frank ? »
Une voix aigüe me sort de ma léthargie ; je n’ai même pas remarqué que la porte du bus s’est ouverte.
« Frank ? C’est bien toi ? »
Deux citoyens me font face : un homme, une femme. Vieux, d’au moins vingt plus âgés que moi. Vêtus de combinaisons sombres et sans âme, de celles que les moins fortunés ou les plus discrets des habitants de ces étages peuvent porter, ils me fixent avec des yeux émus et des mains tremblantes.
« Frank… c’est… c’est… »
L’homme est quasiment chauve. La femme a un regard azur. Lui croise et décroise les doigts avec des gestes frénétiques, comme pour lutter contre le stress ; je fais de même quand je ne me contrôle pas. Elle pince les lèvres en murmurant ces quelques mots, prise par l’émotion ; je ne fais guère mieux quand je m’adresse à mes employeurs.
« Frank… on t’a enfin… on t’a retrouvé… nous… »
Ma mâchoire se crispe, mes doigts se croisent et décroisent et ma respiration devient haletante ; j’ai peur.
« Frank… nous… nous pouvons tout te dire, tout… »
Je ne contrôle plus rien et je suis terrifié. Je ne sais plus quoi faire, et j’agis par instinct.
« Bi… billet. »
Quand je ne contrôle rien, quand je ne sais pas comment réagir, je fais ce qu’on m’a toujours appris – je fais ce que ma véritable mère, mon véritable père m’ont toujours appris.
« Billet, s’il-vous-plaît. »

« Frank… nous… nous venons juste de sortir de… nous avons à peine des puces… nous ne pouvons pas encore… »
Leurs voix ne sont que des murmures, qui viennent à peine dans mon esprit de longues secondes après que leurs lèvres les aient prononcées de l’autre côté de la vitre. Le reste du bus est vide, les autres citoyens, aux combinaisons plus chères et plus impressionnantes, m’ont quitté quelques stations avant.
« Billet, s’il-vous-plaît. »
Ils s’avancent. La citoyenne pose sa main sur la cabine tandis que le citoyen serre ses poings, comme pour frapper la vitre.

J’ai peur – je ne sais pas quoi faire.
Et j’applique donc le règlement. J’accomplis ma mission.

Les systèmes du bus s’activent immédiatement, emprisonnant avec violence les deux citoyens, coupables de monter sans payer et de menacer directement l’intégrité du véhicule et du chauffeur de bus.
Je ne les regarde même pas quand ils sont expulsés du bus ; je vois au loin les forces de police arriver, prêtes à les enfermer pour leurs crimes – à nouveau, certainement.

Et je ne ressens rien.
Ni haine, ni tristesse, ni remords. J’ai agi comme je le devais, comme la Compagnie me l’a appris. Ils… ils ne représentent rien ; ils n’ont jamais été là, ils m’ont condamné à une existence terrible que seule la Compagnie m’a empêché de vivre. En définitive, ils ne sont rien – et la Compagnie est tout.

Pas de billet.
Pas de bus.
Pas d’exception.
Réponse avec citation