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Vieux 30/11/2011, 15h31
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Ben Wawe Ben Wawe est déconnecté
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Ben Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à Galactus
Hop, j'ai publié il y a quelques jours une nouvelle récente sur mon blog. J'en fais également profiter mon bon vieux sujet ici, auquel je tiens beaucoup autant par nostalgie que par égocentrisme. Bonne lecture.

Le dernier pas

« Un petit pas pour l’homme, un recul pour l’Humanité. »

Ses mouvements sont lents, précis. Sa main lourdement gantée s’accroche à la rambarde qui l’amène au sol. Même s’il s’est souvent entraîné et qu’il a été longuement briefé sur la façon de faire, il ne peut s’empêcher d’appréhender le moment où il devra la lâcher. Il sera seul, alors, à la merci d’un environnement hostile ; où aucun homme n’aurait jamais dû mettre le pied.

« Quel humour, entend-il d’une voix acerbe dans le récepteur implanté dans son casque. Tu as manqué ta vocation. »

Il pose son deuxième pied sur le sol, l’enfonçant aussi profondément qu’il le peut pour y mettre sa marque ; réflexe égocentrique, apparemment populaire vu le nombre impressionnant de traces autour de lui. Evidemment, la première est plus loin, à l’écart, protégée. Patrimoine de l’Humanité, maintenant, et il n’y a qu’elle qui compte.
Personne n’acclamera le trente-et-unième homme ayant marché sur la Lune. Il est né cent ans trop tard.

« Alors, heureux ? Tu as pu faire ta jolie empreinte ? souffle Tania dans son micro, bien à l’abri dans le vaisseau qui repose depuis leur alunissage, la veille selon la temporalité terrestre.
- Jalouse.
- Même pas. Tu sais que ce n’est pas la marche qui m’intéresse mais ce qu’on est venus chercher. A ce propos…
- Oui, j’y vais, j’y vais… Houston, je me déplace vers la zone de prélèvement. »

Un simple grésillement comme réponse du centre de commandes ; une habitude, maintenant. Lui et Tania n’ont quasiment eu aucun contact avec leurs camarades restés sur Terre depuis leur départ deux jours plus tôt. Les réductions budgétaires ont recommencé à toucher la N.A.S.A., et ils n’en sont pas surpris.
Depuis leur intégration au sein du Programme Spatial et Commercial, ils savent que la N.A.S.A. n’a plus les moyens d’envoyer des hommes dans l’espace. C’est pour cela qu’ils ont été intégrés dans ce dispositif, financé par plusieurs firmes privées qui espèrent tirer de grands profits de leur nouveau challenge : la colonisation de la Lune.

Alors que Neil Armstrong, Buzz Aldrin et Michael Collins ont débarqué sur le satellite autant pour la gloire que pour la recherche mondiale, même si leurs supérieurs n’ont pas eu les mêmes objectifs, lui doit se contenter de travailler pour des multinationales qui abusent des camps de production africains pour revendre leurs produits électroniques aux riches Chinois.
Il ne rentrera pas dans l’Histoire ainsi.

« Tu as les bons outils ?
- Tania… tu me l’as déjà demandé avant de partir, souffle-t-il, usé par son excès de précaution.
- Moui, c’est vrai… tiens, apparemment le Soleil s’agite.
- Ah ? soupire-t-il, lassé par son bavardage.
- Oui, il y a plusieurs éruptions solaires importantes. Selon mes relevés, on n’a plus vu ça depuis plusieurs siècles.
- Mmh.
- Apparemment, c’est d’une puissance très rare. Plusieurs météorites passées à côté ont été détruites par le phénomène.
- Je vois, répond-il d’une voix morne, désintéressée.
- Oh, je vois que ça n’intéresse pas monsieur… Bon, tu sais comment te servir des outils ? Je n’ai pas envie de rester trop longtemps ici.
- La prochaine fois, c’est toi qui sors.
- Il aurait fallu que tu ais de meilleures notes, chéri. Seuls les pilotes restent à bord, bien au chaud, pendant que les pantins batifolent dehors, pique-t-elle, très amusée. »

Il ne réplique pas, bien sûr ; elle ne comprendrait pas pourquoi il n’échangerait pour rien au monde sa place avec la sienne.
Depuis qu’il est petit, depuis qu’il a vu les premières navettes Virgin Galactic ont emmené leurs astronautes autour de la Lune, il rêve d’y aller et de devenir un légendaire astronaute. Il a tenté de se faire embaucher par le consortium issu de cette entreprise, par ce géant qui a construit six satellites-hôtels de luxe autour de la Terre, mais les critères d’entrée étaient trop stricts.
Il a dû se rabattre sur la N.A.S.A., et son programme au rabais, à peine sauvé par quelques firmes voulant profiter de l’horizon inexploré par Virgin : la Lune. C’est pour ça qu’il doit aller chercher des prélèvements inutiles, pour plaire à des entrepreneurs dénués d’imagination et de gloire.

Ses pas sont lents, mal assurés ; il n’est pas à l’aise. Engoncé dans la mythique combinaison blanche, qui l’a tant fait rêver gamin, il avance dans le paysage désertique et désolé. Autour de lui, les souvenirs des précédentes missions lunaires lui offrent un historique indirect des voyages spatiaux.
D’abord la gloire, bien sûr, avec les vestiges laissés par les pionniers, le drapeau et le reste, rapidement remplacés par le lent abandon de la colonisation. D’autres voyages, vers d’autres planètes, d’autres tentatives de faire fructifier la N.A.S.A. et le programme américain les ont remplacés ; des échecs, tous.

Il passe alors devant les nouvelles statues, posées là à la création du Programme Spatial et Commercial, au début des années 2030. Chaque participant au Fonds de Financement, la réunion des firmes intéressées par la colonisation lunaire, a fait placer son symbole, son logo, sa marque, lors de voyages différents et selon une hiérarchie basée sur leur investissement.
Maintenant, la Lune n’est plus qu’une publicité vivante, ce qui sera pire quand le Dôme sera achevé.

Le Dôme, la structure pour laquelle il devait faire des prélèvements à rapporter à Tania. Un arc-de-cercle Brand New Age, conçu par des architectes drogués selon lui, qui se sont basés sur des systèmes ésotériques et philosophiques pour imaginer la « meilleure vue de la Terre ».
Spécifiquement, il s’agira d’un complexe hôtelier de luxe, avec une vingtaine de chambres, plusieurs spas, deux piscines et une douzaine de pièces réservées aux soins les plus pointus et les plus relaxants. Le meilleur chef que le Fonds aura pu se payer sera placé là de manière permanente, pour créer des plats « lunaires », avec une saveur « inhumaine » selon les mots de la plaquette de promotion qu’il a déjà lue avant sa diffusion publique.

« Je commence les prélèvements, soupire-t-il dans son micro.
- Il est temps.
- Ne commence pas, Tania. S’il-te-plaît.
- Oh, ça va… je te masserai, quand tu rentreras, susurre-t-elle de son côté. Je sais que tu as eu mal en sursautant quand nous avons croisé le champ de météorites qui est passé entre la Terre et la Lune. »

Tania, la pilote du vaisseau, son seul lien social depuis deux mois. Le Programme Spatial et Commercial a décidé d’utiliser les nouvelles méthodes de management et de gestion de groupe, en les couplant à ses difficultés budgétaires. Les expéditions ne comprennent désormais plus que deux membres, qui sont placés ensemble à la fin de leur entraînement dans une bulle, dans un complexe où ils ne croisent personne d’autre, hormis quelques machines veillant à leur forme physique et à leur survie.
L’idée est de les rapprocher, de faire naître un lien fort entre eux et ainsi de renforcer leur sécurité en rendant l’autre concerné par la survie de son camarade. Evidemment, très régulièrement, il y a des histoires qu’il ne qualifierait pas d’amour mais d’affection, d’attachement ; c’est souvent plus physique que passionnel. Tania et lui n’ont pas échappé à la règle, même si au fond il sait que ça ne mènera à rien : ils n’ont rien en commun, et défendent même chacun une vision différente de l’espace.

Il s’accroupit, lentement. Il s’en veut de gâcher autant ce moment en pensant à tout ça, à la N.A.S.A., à Tania, au fait qu’il n’y a rien qui l’attende en bas. Ni femme, ni enfant, ni parents, ni amis : il a tout sacrifié pour arriver ici.
Maintenant, il réalise son rêve, il marche sur la Lune, et n’est toujours pas heureux. Il n’arrive pas à profiter de l’instant présent, à sentir le bonheur de coller sa peau contre la combinaison, de ramasser avec ses gants la poussière lunaire, de pouvoir s’envoler en sautant, d’être sur un autre monde, tout simplement.
Lui qui a toujours rêvé de l’ailleurs découvre que même là-bas il ne s’y sent pas à sa place.

Il doit faire des prélèvements pour être sûr que l’emplacement est sûr et ne causera pas de difficultés lors de la construction, qui doit commencer le mois prochain. De telles analyses ont déjà été faites, des semaines plus tôt, mais la presse en a exigé d’autres pour vérifier la sécurité des ouvriers. La population a suivi, ayant encore en tête les drames causés par les dysfonctionnements d’une station Virgin, qui avait causé la mort de dix techniciens lors d’une mise à jour de tous les services.

Il ne doit la réalisation de son rêve qu’à la peur rampante de perdre quelques ouvriers.
Il est parvenu au summum de son existence uniquement parce que ses supérieurs ont eu peur d’un scandale en refusant de nouvelles expertises.

Il n’a pas été le premier, il n’a pas été à l’origine, il n’a pas été le premier du renouveau, il n’a même pas été le trentième. Il n’est qu’un nom sur une liste appelée à gonfler, avec les dizaines de riches touristes qui viendront eux aussi poser le pied sur la Lune.

Enfant, il en a rêvé. Maintenant, alors qu’il termine ses prélèvements du jour, il est déçu. Il a sa combinaison, il sent qu’il peut sauter et voler légèrement, comme il l’a toujours imaginé. Il est sur la Lune, quand même ; mais ce n’est pas sa Lune. Ce n’est plus sa Lune.

Elle est une marchandise, un futur produit de consommation annexé par les entreprises. Bien sûr, à l’origine, elle a servi pour gagner l’âpre compétition contre les communistes, elle a été un instrument de propagande ; cependant, les fondateurs avaient quand même un rêve, à l’époque. Ils ont eu envie de réaliser le vieux rêve de l’Homme et ils y sont parvenus, entrant définitivement dans la légende.
Et ils ne laissent aucune place aux suiveurs. Ils ne lui laissent aucune place.

Il se relève, lentement. Il a les données de Tania, il va pouvoir rentrer et repartir sur Terre. En arrivant, il sera interviewé, il dira ce que les scénaristes auront préparé pour lui et il aura droit à une retraite dorée dans un bureau de la N.A.S.A. Au mieux, il pourra repartir dans un voyage d’étude gravitationnelle, si son profil a plu à la presse et au public.
Il aura eu droit à quelques heures de gloire, quelques jours s’il devient populaire. Bien loin de ses rêves d’astronaute légendaire.

La combinaison colle à sa peau, il touche avec sa main gantée son casque et la visière qu’il a tant espérés ; il y a maintenant un grand vide dans son cœur. Il ne sera à jamais qu’une virgule dans l’Histoire, et encore.
Puis, il se tourne. Et tout change.

Il lâche les relevés, sans s’en rendre compte. Il ouvre la bouche, impressionné, stupéfait. Il n’arrive plus à bouger, à parler, à penser.
Il reste là, immobile, spectateur. Statue de chair dans un paysage désertique qui n’a jamais connu la vie.

« Hé, ça va ? Qu’est-ce que tu fais ? Où es-tu ? l’interpelle Tania, légèrement inquiète vu le ton de sa voix.
- Je… je… bredouille-t-il, incapable de rassembler son esprit, les yeux toujours fixés sur la vision exceptionnelle devant lui. »

La Terre, c’est elle qu’il voit.
Pas comme il l’a supposé avec ses livres, ses logiciels et ses bandes-mémoires. Pas comme il l’a rêvé dans sa chambre et dans sa solitude d’enfant puis d’adolescent. Telle qu’elle est, maintenant, en 2065.

« Quoi ? Ca ne va pas ? Tu as un problème ? »

Elle est brisée.
Des pans entiers de croûte terrestre sont lentement arrachés de la sphère, des milliards de litres d’eau sont déversés dans l’espace, l’atmosphère protectrice ayant été ravagée par… par le choc. La boule bleue n’est plus, elle se désagrège suite au drame, la traînée de petits météores et de nuages dont il voit encore la trace, sur la partie encore entière de la planète.



Une météorite, sûrement. Grosse, énorme, monstrueuse, de la taille de la Lune. Elle a frappé la Terre sur un côté, et l’a perforé, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur la frêle intégrité terrestre. Il voit encore la traînée du météore, la seule chose capable de faire ça à une planète ; il le sait, la N.A.S.A. abreuve ses astronautes de scénarios catastrophes.
Apparemment, ça n’a pas suffi.

Evidemment, son esprit, dans un coin, fait le lien entre les informations : les folles éruptions solaires ont pu pousser un météore monstrueux, filant dans le vide en suivant la pluie de météorites qu’ils ont failli croiser la veille, en allant vers la Lune. La puissance des éruptions, si elle est telle que l’a affirmé Tania, a pu changer le cap d’un tel monstre, et donc empêcher toute réaction des autorités humaines. La vitesse de telles roches est déjà exceptionnelle, alors si elles ont été déviées par les volcans solaires, elle a pu devenir encore plus rapide en changeant de cap.

Ils ont sûrement dû le voir arriver de loin mais ne rien prévoir, en pensant qu’il passerait à côté. Ils ont certainement dû avoir un excès de confiance, comme lorsqu’ils ont traité trop superficiellement la sécurité dans les stations Virgin, avant le drame ayant causé une dizaine de morts.
Ils ont dû devenir fous, en le découvrant. C’était peut-être à cause de ça que plus personne ne leur répond, depuis la veille.

« Je t’aime, souffle-t-il avant de déconnecter le récepteur de sa combinaison. »

Tania ne le supportera pas, il le sait. Quand elle s’en rendra compte, elle deviendra folle et il devra tenter de la calmer, de l’aimer, même s’il n’éprouve rien d’aussi profond pour elle. Hélas, il n’a maintenant plus le choix.
Il est le dernier homme, et il sait maintenant que le prix pour devenir un mythe était définitivement bien trop cher pour lui. Il ne sera plus une virgule de l’Histoire ; il en sera le point final.
Réponse avec citation