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Vieux 02/04/2009, 23h56
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Ben Wawe Ben Wawe est déconnecté
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Ben Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à Galactus
Hop, grâce à Steuf! j'ai eu l'envie d'écrire une histoire un peu steampunk : ça a dérivé et donné ça. Je n'en suis pas trop mécontent.

Toujours un prix.

2 avril 2009.

« Quelle heure est-il ?
- Moins le quart.
- De quoi ?
- Moins le quart.
- Oui mais moins quart de quelle heure ?
- De quatre.
- Il est quatre heures moins le quart ?
- Ouais.
- Du matin ?
- De l’après-midi. T’as ‘têt trop bu, toi. Et pas assez dormi. »

Warren se cogna le front en se levant trop vite de son lit superposé : un grognement de douleur accompagna sa rapide descente de l’échelle pour sauter sur le sol sale de la chambre de six mètres carrés qu’il partageait avec Louis, son collègue de jour qui le regardait comme toujours étrangement. Warren boutonna sa salopette bleue qu’il n’avait pas quitté depuis trois jours ; encore quatre et il pourrait la mettre au sale et en récupérer une autre. Pour le moment, l’odeur n’était pas encore insupportable, il avait de la chance : d’habitude, c’était une torture dès le milieu de la deuxième journée.
Malheureusement, il semblait que la chance ne soit pas plus présente ; il était en retard et ne prit même pas le temps de prendre son petit-déjeuner, composé d’une soupe de pois et d’un vague jus qui n’avait d’orange que le nom. Encore de la sous-marque en provenance d’Asie, mais c’était tout ce qu’ils pouvaient se payer.

Sans même saluer son collègue qui s’était couché sur son lit après ses onze heures trente de travail, Warren passa la porte et se dépêcha de sauter dans le long escalier de leur résidence. Le bâtiment avait été construit six ans auparavant mais puait déjà la pisse et l’abandon de l’espoir. Ceux qui vivaient ici savaient très bien quelle existence ils devaient mener, et l’acceptaient jusqu’à ce qu’ils en finissent. Warren passa à l’étage des prostituées puis termina sa course sur le palier de l’immeuble. Il avait fait en moins d’une minute la descente de six paliers, c’était impressionnant…mais peut-être pas assez pour avoir son train.

Il continua de courir, espérant que ses poumons fatigués par la cigarette et les fumées de l’Usine tiendraient encore. Il n’avait que vingt-six ans mais en semblait quinze de plus, comme à peu près tous ceux de son immeuble. Warren était une des Petites Mains de l’Usine, ceux qui travaillaient quasiment douze heures par jour sans relâche pour un salaire de misère et le « droit » de vivre dans un des bâtiments de la Compagnie, moyennant la moitié de leurs revenus, bien sûr.
Il savait très bien que c’était injuste et horrible, mais il ne pouvait faire rien d’autre ; malgré la pisse, malgré les maladies transmises par les prostituées du premier étage, malgré Louis qui avait parfois les mains baladeuses la nuit, il était toujours mieux traité que ceux vivaient dans les égouts et plus généralement au niveau inférieur, qui mangeaient rats et déjections pour survivre. Jamais il ne pourrait élever son niveau de vie – c’était réservé aux Grands Yeux et aux Beaux Esprits –, il ne pouvait donc que se battre pour garder ce qu’il avait.

Un siècle plus tôt, des hommes et des femmes s’étaient battus pour plus d’égalité dans le monde : l’Amérique s’était soulevée, bientôt suivie par la France. Malheureusement, tout ça avait disparu : le XIXe siècle n’avait pas su relever les défis de la fin du XVIIIe, et alors qu’ils approchaient bientôt du XXe, Warren savait que rien ne changerait. Le Fer règnerait toujours et la Vapeur continuerait ses avancées : on parlait de plus en plus de machines censées joindre les continents pour que les automobiles puissent passer de l’un à l’autre sans trop de souci, avec en plus des possibilités pour aller dans des « royaumes souterrains ». Avec des gens comme Von Horlow et Gallach, la Science semblait sans limite…du moment qu’elle s’occupait d’enrichir la Compagnie.

Warren avait déjà mal aux pieds mais parvint finalement à son arrêt. Plusieurs personnes étaient déjà présentes et avaient sorties leurs morceaux de charbon ; heureusement, il préparait toujours le sien dans la poche de sa salopette avant de s’endormir. Il reprit difficilement sa respiration, passant doucement sa main dans ses cheveux sales. Il n’était pas beau à voir, n’était pas lavé depuis trois semaines et faisait peur, mais personne ne le regardait – car tout le monde était comme lui.
Ils étaient à dix-huit mètres du sol, avec au-dessus d’eux trois autres arrêts du long réseau du train passant dans la Ville. Il y avait différents points pour rejoindre les autres niveaux mais Warren n’aurait jamais le droit d’y parvenir : il n’avait pas son code sur le bon côté de sa main pour ça – il l’avait sur le dos de son poing.
Seuls les Grands Yeux pouvaient allés au niveau deux car ils avaient dans la paume, seuls les Beaux Esprits pouvaient accéder au niveau trois car ils avaient le leur sur l’avant-bras et enfin le dernier était réservé aux Maîtres de la Compagnie, ceux que personne ne connaissait.

Pour les gens comme lui, c’étaient des figures quasi divines, inconnues et inébranlables ; il était né alors que le système avait déjà été mis en place, avec les Couveuses Spéciales au deuxième niveau où les enfants étaient gardés jusqu’à leur huit ans, où ils commençaient en Petites Mains. Le monde ne tournait peut-être pas rond, mais pour Warren ça avait toujours été comme ça…il ne pouvait rêver d’autre chose que dans les quelques livres qu’il trouvait, mais rien de plus.

Le train arriva alors, accompagné de son escorte de fumée noire. On ne voyait presque pas le corps du véhicule tant le relent de la grande machine à vapeur était forte, et cela ressemblait plus à une locomotive menant aux Enfers que le moyen de transport que c’était censé être. Tous les jours, Warren le prenait pour rejoindre l’Usine où il devait travailler pendant six heures avant d’avoir une pause de trente minutes pour manger, pour finalement reprendre et finir, exténué, sa nuit. Il faisait partie de l’équipe nocturne, et ne connaissait presque plus les rayons de soleil. Les seuls qu’il voyait, c’étaient ceux de la Journée des Joies, instituée une douzaine d’années plus tôt quand la France avait définitivement perdu la Guerre Vapeur face à la Prusse. Depuis, le pays n’était plus qu’une colonie germano-anglaise, et les conditions de vie étaient paraît-il pires.

Sans volonté, il entra dans le train, donnant au contrôleur son morceau de charbon ; comme pour tout, il fallait payer : rien n’était gratuit en cette fin de siècle. L’accès aux toilettes de l’immeuble étant payant, Warren préférait se retenir toute la journée pour la petite commission et pendant deux jours pour la grosse. Avec l’argent qu’il « économisait », il espérait pouvoir s’acheter un autre livre, mais jamais il ne pisserait dans l’escalier comme les autres. D’une, il ne voulait pas s’abaisser à ça mais surtout il savait que la Force passait souvent pour emmener ceux qui s’adonnaient à ces « plaisirs coupables » ; et il n’avait aucune envie de finir dans les prisons du niveau zéro.

Le voyage fut comme d’habitude long et morne.
Nul plaisir, nul loisir n’était présent dans le train : personne n’avait l’argent pour, et personne n’y songeait finalement ; chacun acceptait son existence, triste et lasse, comme une des finalités de l’univers. Tout le monde était entassé l’un sur l’autre, debout. Certains chanceux se trouvaient près des fenêtres à un quart ouvertes, par crainte d’un suicide ; non pas que la Compagnie ait peur de perdre un élément – il lui suffirait de chercher dans les égouts du niveau zéro pour retrouver de la main d’œuvre aisément manipulable – mais surtout qu’il était toujours ennuyeux de chercher le corps au sol, du fait que plus personne ou presque ne vivait là-bas. C’était le territoire des prisonniers et des abandonnés, et s’il était aisé d’y chercher des employés, il était beaucoup plus dangereux d’y retrouver un corps. Même si la Compagnie en laissait souvent, elle préférait les récupérer pour d’obscures raisons…Warren ne préférait ne pas y penser avant d’arriver.

Finalement, le train s’arrêta devant l’Usine, monstrueux bâtiment prenant racine sous le niveau zéro et terminant au niveau quatre. Il s’agissait du bâtiment le plus impressionnant de la Ville : si celle-ci était faite d’immeubles monstrueux, de buildings sombres et froids autour desquels le train zigzaguait abondamment, l’Usine était véritablement à part. Construite plusieurs années plus tôt, elle était le centre économique et géographique de la cité ; elle était ce qui la faisait vivre et ce qui régnait sur les vies de ceux qui y travaillaient.
Dans la Ville, on naissait grâce à l’Usine qui finançait les Couveuses Spéciales, on travaillait à l’Usine, on dormait grâce à l’Usine et on y mourrait pour y « revenir », sans que personne ne sache vraiment comment. Warren aurait bien voulu découvrir ce mystère, mais nul ne semblait vouloir en parler. Tout le monde avait peur de savoir, en fait.

Avec un visage fermé, il s’avança donc vers l’entrée de l’Usine, comme tous les autres. Pas un ne risqua un regard sur les autres niveaux : tous savaient qu’ils seraient soit dévorés d’envie, soit terrifiés en voyant ceux du sol s’acharner contre l’Usine. Ils la tenaient comme responsable de leurs malheurs, même si personne ne savait vraiment ce que ça voulait dire ; plusieurs légendes courraient sur le fait qu’ils seraient d’anciennes Petites Mains ayant été rejetés par les Beaux Esprits, mais rien de concret. Comme d’ailleurs les mystérieux bruits qu’on entendait la nuit quand on se baladait : des sortes de cris inhumains et déchirants étaient poussés à cause de hurlement quasiment animaux. Warren n’avait assisté à ça qu’une seule fois, mais ça lui avait suffi pour ne pas dormir plusieurs semaines durant.

Comme d’habitude, il se présenta à la porte de sa section, spécialisée dans l’assemblage de la partie inférieure des sièges d’automobiles. Toute la journée, il montait les deux mêmes pièces aux mêmes endroits et vérifiait que son collègue avait précédemment bien mis une autre pièce au bon endroit. Tout le temps, encore et encore, les mêmes gestes, les mêmes attitudes. Beaucoup devenaient fous à cause de tout ça mais la Compagnie leur donnait des cachets – moyennant un quart de leur salaire, bien sûr. Ces pauvres types étaient quasiment catatoniques et ne mangeaient presque plus, mais au moins continuaient leur travail.
Pour la Compagnie, c’était parfait. Pour Warren, ça ne semblait pas « juste » mais il ne savait pas vraiment ce que ça voulait dire ; il avait appris le mot dans un livre acheté au marché de son niveau, et en avait conçu une certaine définition, mais tout ça restait très flou.

Sans entrain, il passa donc devant un des Grands Yeux qui cochait sur sa liste les employés de sa partie de section dès qu’ils lui présentaient leur code : chaque section étant immense, il y avait à chaque fois six Grands Yeux, chacun s’occupant d’une zone différente et devant connaître chaque travailleur pour pouvoir le surveiller et le noter présent ou non. Du fait de leur emploi, ils avaient un pouvoir de vie ou de mort sur les gens comme Warren et en abusaient : des cas de viols et d’abus étaient fréquents, et tous les Grands Yeux étaient corrompus pour « augmenter » les notes qu’ils rendaient aux Beaux Esprits. Bien sûr, ils ne changeaient jamais rien sous crainte de redevenir des Petites Mains, mais empochaient quand même l’argent ; et les gens payaient par crainte d’être encore plus mal notés.

« Toi. »

Warren déglutit quand le Grands Yeux le pointa de son doigt sale et noirci par son crayon. Souriant sadiquement, habillé d’une chemise jadis blanche et désormais beige, il lui fit d’approcher avec son os à peine couvert de chair ; immédiatement, il obtempéra, le cœur battant la chamade. Il avait peur comme jamais : ce n’était pas bon signe d’être appelé par un Grands Yeux, surtout par un vicieux comme lui. Ca ne faisait que quelques mois qu’il avait été affecté là, et voulait se faire encore bien voir par les Beaux Esprits par des excès de zèle. Quelques collègues avaient déjà fait les frais de sa politique de tolérance zéro, et Warren se voyait déjà abandonné dans les égouts pour une erreur bête ; même s’il ne s’en rappelait d’aucune, il savait que ça ne changeait rien pour les Grands Yeux.
Après tout, un employé ne comptait nullement pour l’Usine et à fortiori pour la Compagnie, qui exportait ses produits dans des endroits inconnus des gens comme lui. Il ne représentait rien, encore moins que ceux du niveau zéro qui semblaient ennuyer la Compagnie et dont elle se préoccupait au moins un peu.

« On te demande derrière.
- Qu…quoi ?
- Vas-y. Maintenant. »

Le Grands Yeux montra de son ponce osseux une porte derrière lui, que Warren n’avait jamais vu auparavant. Etait-elle nouvelle ? Venait-on de la construire ? Il savait que c’était impossible, que ça aurait nécessité des travaux qui auraient nui à l’efficacité de la section et que personne ne pouvait accepter ça ; ça voulait donc dire qu’elle avait toujours été là, mais qu’il ne l’avait jamais remarqué.

Autour de lui, ses collègues passèrent, le visage morne et les yeux rivés sur le sol, apparemment détachés de son sort. Il aurait été comme eux si c’était arrivé à quelqu’un d’autre : en plus du fait que les Grands Yeux n’appréciaient jamais qu’on s’occupe de leurs affaires, les employés étaient toujours plus absorbés par leurs propres tâches que par celles de leurs collègues.
Ne voulant pas énervé le Grands Yeux, Warren se dépêcha donc de passer à côté de lui et de passer la porte, entrant dans une pièce sombre…très sombre. Il ne pouvait dire sa taille tant l’obscurité régnait : seule une table était visible, avec une petite lampe au milieu. Il distinguait les mains d’un homme et un costume gris, mais ne voyait nul visage et nul code – ça devrait quelqu’un d’important. Il s’approcha et se rendit compte qu’il n’y avait pas de chaise : il voulut ouvrir la bouche pour le signaler mais une voix froide et métallique le coupa.

« Vous n’avez pas besoin de vous asseoir. Vous êtes le Petites Mains K140607 de la section 7b-t-r du niveau un, c’est ça ?
- Je…oui.
- Répondez clairement, Petites Mains.
- Oui.
- Vous vivez dans l’immeuble 11e-d-g, au sixième étage ?
- Oui.
- Votre colocataire est aussi Petites Mains, code J897865, vous vivez ensemble depuis trois ans.
- Oui.
- Que pouvez-vous dire sur lui ?
- Quoi ?
- Répondez : dites-nous ce que vous savez sur lui. »

Warren ne comprenait rien : qu’est-ce que ça voulait dire ? Pourquoi cet interrogatoire ? Louis avait trois ans de plus que lui, était gros, un peu fainéant mais faisant son travail aussi bien qu’un autre. Il était certes déviant et il devait réfréner ses ardeurs, mais…mais il y en avait bien d’autres comme ça ! Il en avait fait l’amère expérience lors de ses premières colocations…il ne comprenait donc pas pourquoi il devait répondre à ces questions.
Néanmoins, l’homme avait de belles mains : propres, manucurées, elles n’avaient jamais connu le travail et le costume était de très bonne facture, lavé aussi. Ca devait être un Bel Esprit, ou au moins un Grands Yeux ; se le mettre à dos était une folie qu’il ne ferait jamais.

« Louis…Louis n’est pas différent des autres : il travaille de jour, fait son travail. Mange selon les rations qu’il peut acheter, va aux toilettes une fois par jour même pour…même pour ce qui n’est pas la pisse. Je ne le connais pas beaucoup, mais c’est un employé honnête…enfin, il fait comme tous les autres. »

Warren essayait de parler le mieux possible, mais il savait que ce n’était pas parfait. Il voulait faire la meilleure impression possible pour éviter de perdre sa tête, si tant est que c’était encore possible.

« Nous savons que votre colocataire est déviant, qu’il ne se donne pas autant qu’il le faut au travail et qu’il a déjà tenté d’abuser de vous. Nous savons aussi qu’il a uriné dans l’escalier et qu’il a pris de force une des prostituées de votre immeuble. »

L’homme marqua alors un silence.
Warren ne voyait toujours pas son visage et ne devinait même pas sa silhouette. Tout ce qu’il entendait, c’était une voix mécanique, sûrement modifiée par un de ces appareils reliés aux énormes machines de l’Usine permettant de communiquer à distance ou plein d’autres choses fantastiques.

« Nous savons aussi que vous savez tout cela. »

Il ne sut pas quoi dire alors : devait-il acquiescer ? Protéger son collègue ? Tenter de l’excuser ? S’ils savaient, ils savaient et nier serait stupide. Il était en face d’un Bel Esprit, quelqu’un de deux niveaux supérieurs à lui : mentir serait une injure, presque un blasphème. Il n’était qu’une Petites Mains, moins important que ceux du sol, après tout ; moins que rien.

« Je…oui.
- Répondez distinctement. »

Sa voix avait été faible, et Warren sentit presque une émotion dans la voix métallique, comme un début d’excitation. Il ne comprit pas pourquoi, mais savait qu’il devait suivre cet ordre : sa vie en dépendait.

« Oui. C’est vrai.
- Bien, vous pouvez disposer. »

Warren fut interdit : c’était tout ? C’était fini ? On l’avait convoqué, on l’avait apeuré juste pour quelques questions menant à une vérité qu’ils connaissaient déjà ? Ils ne voulaient rien d’autre ? Encore une fois, il ne comprenait rien et voulait des réponses ; pour la première fois de sa vie, il s’opposa à la Compagnie en n’obtempérant pas : il ne bougea pas. Plus par stupéfaction que par réel sentiment révolutionnaire.

« Vous. Pouvez. Disposer. »

La voix se fit plus forte, et il eut mal aux oreilles d’entendre ce son métallique certainement poussé plus fort ; mais il ne bougea pas. Warren voulait des réponses, au moins savoir ce qu’il venait de se passer. Mû par une inspiration inconnue, peut-être du courage mais sûrement de la folie, il parla sans qu’on l’ait invité.

« Je…qu’est-ce qu’il va arriver à Louis ? Il…il ne sera plus après, hein ? Quand je reviendrais, il ne sera plus là, hein ? »

Un long silence suivit à nouveau ces quelques mots.
Warren s’attendait à être saisi par des Grands Yeux, être lancé au niveau zéro ou être rabaissé par le Bel Esprit ; il s’attendait à voir son existence détruite par ce réflexe humain mais suicidaire…mais rien ne se passa. Les secondes s’égrenèrent, tendues, tandis qu’il fixait l’homme dans l’ombre, qui tenait sa vie entre ses mains – et qui le savait, et qui en jouait.

Finalement, un petit rire mécanique rompit le silence, terrifiant par son aspect inhumain qui ne tenait pas seulement à l’appareil utilisé. L’être qui riait n’était pas comme Warren : il était plus dur, plus froid et même son rire n’était pas naturel…pas sain. Il était différent…inhumainement différent aurait dit Warren s’il avait eu le vocabulaire pour.

« Non, il ne sera plus là. Vous aurez un autre colocataire, mais ne vous inquiétez pas pour Louis : il va faire un voyage.
- Un…un voyage ?
- Oui, un voyage. Avec nous. Nous allons l’emmener dans un endroit qu’il connaît, que tout le monde connaît mais que personne n’a jamais visité. Nous allons l’emmener, et nous amuser avec lui. Ça sera très drôle, nous nous amuserons beaucoup : nous faisons ça souvent, pour nous détendre et nous emmenons quelques élus qui nous semblent conformes, qui nous semblent suivre les profils recherchés. C’est vraiment très amusant. Et qui sait, peut-être un jour aurez-vous aussi la chance de faire ce voyage avec nous…je pense même que ça peut s’arranger, dans quelques années. »

Crispé, Warren réussit par un petit miracle à sourire et sortit sans rien dire, trop heureux d’avoir échappé à la foudre du Bel Esprit. Il n’avait rien compris mais était trop heureux d’être encore vivant ; il retourna donc à son travail, se laissant aller dans ses gestes répétés qui lui semblaient si merveilleux après avoir vécu un tel moment.
Le soir, quand il rentra, Louis n’était plus là comme on le lui avait dis. Et cette nuit-là, il ne parvint pas à dormir, plus habitué à être seul dans sa chambre et encore retourné par ce qui lui était arrivé. Il avait failli tout perdre, quand même ! Et il s’en était sorti par il ne savait quelle chance folle. Marchant dans la nuit, Warren avait alors le cœur léger : il se rendait maintenant compte qu’il n’aurait plus à craindre les assauts de Louis quand il rentrerait plus tôt ou partirait tard, ou bien le dimanche matin ; il n’aurait plus à espérer qu’il ne lui prendrait pas ses rations. Il serait plus libre, maintenant…peut-être même vraiment libre ! Il pourrait s’arranger avec son nouveau colocataire pour qu’ils n’aient pas les mêmes rapports : vu qu’il serait l’ancien, il pourrait poser de bonnes conditions et être peut-être plus heureux. Il pourrait même bien s’entendre avec lui ! Ou sinon lui rendre la vie impossible pour avoir ses avantages à sa place…c’était lui qui déciderait, c’était lui qui serait libre d’avoir le pouvoir en tant qu’ancien.

Un énorme sourire apparut alors sur son visage, tandis qu’il se baladait tranquillement près de l’arrêt de train, sourire qui ne disparut que lorsqu’il entendit à nouveau les cris et hurlements étranges venant du niveau zéro. Comme d’habitude, la nuit était trop sombre pour voir quelque chose, mais cette fois-ci, Warren frissonna en entendant un des cris…et en reconnaissant la voix. L’être ou la chose qui venait de crier, de peut-être rendre son dernier soupir était connu par Warren, lui qui l’avait entendu tellement chanter lors des Journées de la Joie qu’ils avaient passés ensemble et lors des répétitions les précédent.
Et alors qu’il se pressait vers son immeuble, terrifié, il se rendait alors compte que la liberté qu’il avait chéri quelques instants plus tôt avait un prix, comme chaque chose en cette fin de siècle.

Seuls les plus forts, les prédateurs, comme dans une chasse, survivent.
Et s’amusent.
Réponse avec citation