Discussion: Quelques textes
Afficher un message
  #222  
Vieux 12/10/2012, 12h46
Avatar de Ben Wawe
Ben Wawe Ben Wawe est déconnecté
Dieu qui déchire sa race
 
Date d'inscription: juin 2004
Messages: 19 077
Ben Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à GalactusBen Wawe met la patée à Galactus
Bonjour.

Je ressuscite ce sujet pour proposer ici une nouvelle de Science-Fiction, que j'ai déjà publiée sur mon blog. Cette histoire m'a tellement plu que j'ai décidé suite à sa rédaction de créer un recueil de nouvelles de S-F, et je modifie actuellement d'anciennes histoires pour que tout colle.
Voici donc la nouvelle Contrôles.. Bonne lecture !

Contrôles
20/05/2012

06h00.
Le réveil sonne, mais Warren est déjà debout. Une grimace de douleur suit les deux chocs électriques supposés l’éveiller « en douceur » : comme chaque matin, il se dépêche de tapoter deux fois sur son oreillette pour que ça s’arrête. Il déteste ces machins, mais les responsables ont décidé de les imposer à leurs Contrôleurs, allant même jusqu’à fixer un horaire particulier pour le début de chaque journée.
Lui qui ne peut dormir au-delà de 05h00 a essayé de plaider sa cause pour s’éviter ces douleurs matinales – sans résultat. Les responsables refusent les exceptions et les éléments rebelles dans leurs troupes ; il sait avoir été espionné suite à cette simple demande.

Depuis, il fait profil bas et accepte les autres obligations de tout bon Contrôleur, et en réalité de tout bon citoyen du Consulat Planétaire : le MoNETcle, la lunette ronde greffée sur son œil droit lui permettant d’obtenir immédiatement les informations et les ordres de ses responsables ; le cathéter L, pour Liquides, dans le creux de son coude gauche ; le cathéter N, pour Nourriture, dans le creux de son coude droit ; et surtout l’élément indispensable à toute vie sur Terre depuis trois générations : le cathéter E sur la tempe gauche.
Warren ne l’utilise jamais – officiellement. Ses responsables sont persuadés qu’il est un membre des conservateurs, ces groupes de moins en moins nombreux de citoyens refusant les « évolutions » et préférant encore tout ressentir naturellement, sans aide mécanique et sans Contrôleurs.

Tous ont pourtant ce cathéter E, car tous ont eu leurs greffes à la naissance ; ils ont simplement décidé à l’âge adulte de ne plus l’utiliser.
Malheureusement, ces conservateurs sont destinés à disparaître, les jeunes générations ne supportant guère l’idée de se passer des cathéters E depuis les dernières enquêtes d’opinion sur MoNETcle. Warren sait qu’un jour lui et les autres Contrôleurs devront chasser les derniers « rebelles » et les anéantir, car les responsables en auront assez de ces petits imbéciles. Ce jour n’est pas encore venu, mais il n’est de toute façon pas l’un d’entre eux.

Debout face à sa fenêtre d’un mètre carré, un luxe pour un appartement du six-cent-douzième étage, il fixe d’un regard morne la ville devant lui, l’amoncellement d’immeubles reliés les uns aux autres par des ponts métalliques et des plateformes de circulation.
Il n’a plus vu la terre ferme depuis deux décennies, et ses plus jeunes collègues n’y sont même jamais allés ; ça ne les dérange pas. Tant qu’ils ont leurs cathéters E, ils ont un but dans l’existence et se défoncent pour l’obtenir.

Warren n’est plus comme ça : il ne rejette pas publiquement les cathéters, il n’est pas un conservateur. C’est juste qu’il n’en consomme pas – officiellement.
Dans son appartement de dix mètres carrés, dans son espace de solitude, dans l’angle mort où les caméras ne peuvent le voir, il s’injecte chaque semaine ce dont il a besoin pour tenir – et ne pas oublier. Ne pas les oublier.


07h42.
Le chef hurle les derniers avertissements alors que ses troupes se dispersent déjà, une fois les ordres de mission reçus. Le « Con-Con » comme ils l’appellent dans son dos, le Contrôleur des Contrôleurs, essaye d’asseoir son autorité en les menaçant, mais personne n’y fait attention ; malheureusement pour lui, il n’y a pas encore de cathéter à autorité.

Warren attend, dans un coin, que ses jeunes collègues finissent de se préparer – lui l’est déjà, bien sûr. Vêtu de sa combinaison noire habituelle, avec les coques de protection aux genoux et coudes, à la nuque et aux différents points sensibles du corps, il en profite pour vérifier que le MoNETcle et l’oreillette fonctionnent bien.
Le poids de son arme, semblable aux révolvers des Temps Anciens, est lourd sur son flanc droit, comme l’immense sac de doses E dans son dos. Chaque jour, il a l’impression que le chargement est plus pesant, même si les rapports des responsables indiquent qu’il n’en est rien. Joie de la propagande.

Ses jeunes camarades fixent leurs casques, vérifiant plusieurs fois que les attaches se mêlent bien à la combinaison pour les protéger ; ils abaissent même les grilles de protection sur le nez et la bouche, ce qu’il ne fait quasiment jamais.
Warren hausse les épaules en les regardant, tellement terrifiés à l’idée de faire leur boulot. Ils donnent l’impression de partir à la guerre, alors que les Contrôleurs sont reconnus et craints par tous les citoyens. Lui n’abaisse quasiment jamais les grilles, et n’en a jamais eu vraiment besoin.

Il se sent vieux en observant ces gamins, qui n’ont rien connu et se shootent aux cathéters E en espérant avoir des « fix », même si les responsables l’interdisent. Il se sent vieux en voyant ces types qui n’ont même pas vingt ans et qui se croient au-dessus de tout, alors qu’il a vu à l’extérieur du Centre de Contrôle de l’Arrondissement des gosses du même âge qui mendient pour quelques doses E.
Warren sait déjà qu’aucun de ses collègues ne leur a jeté un coup d’œil, qu’aucun n’a fait attention à ceux qui auraient pu être à leurs places si le hasard génétique avait été différent.

Oui, Warren se sent vieux : il sait déjà que l’essentiel de sa carrière est derrière lui et qu’il est devenu trop cynique pour tout ça. A vingt-huit ans, il est à une paire d’années de la retraite ; il ne sait même pas s’il tiendra jusque-là.


09h34.
L’enfant pleure alors que sa mère est allongée sur le sol, inconsciente. Depuis dix minutes, déjà, le bébé de quelques mois à peine, dans son landau-volant, essaye d’attirer l’attention et l’aide des citoyens qui passent à ses côtés – sans succès.
Les badauds marchent sans réagir, plongés dans leurs séries, livres, jeux ou journaux préférés qui passent sur leurs MoNETcles ; certains s’injectent même quelques doses de L, N ou E sans penser pouvoir faire quelque chose pour lui. Warren a malheureusement l’habitude de ce genre de scène, mais ça le choque maintenant. Les doses E n’ont pas que du positif.

Au XXIIIe siècle, la Terre est entièrement recouverte de villes : des immeubles géants, monstrueux, ont remplacé les espaces verts, qu’on ne peut plus découvrir que dans des reconstructions 3D de Paradise and Associates, l’entreprise reine dans la réalité virtuelle écologique. L’Humanité est riche de plusieurs dizaines de milliards d’âmes, empilées les unes sur les autres dans des micros appartements à l’intérieur de tours inhumaines. La terre ferme n’est plus qu’un cloaque pollué où survivent, selon les rumeurs, quelques mutants terrifiants.
L’agriculture est quasiment impossible. Les prisons ont été transformées en zones d’habitation depuis très longtemps. Les citoyens naissent et vivent dans les mêmes espaces, et accèdent à leurs emplois par héritage : l’ascenseur social est bloqué et ne peut plus fonctionner avec une telle masse de population.

Depuis trois générations, le Consulat a décidé de transformer la répression et la valorisation sociale en utilisant une avancée technologique basée sur les besoins vitaux pour prendre une décision drastique – et changer tous les rapports sociaux.
Grâce à l’invention d’un système complexe où des doses de liquides et de nourritures peuvent être injectées en quelques secondes grâce aux cathéters, ce qui a permis le remplacement des champs agricoles par des usines de production rapide de rations alimentaires, les Consuls ont étendu la technique au bien le plus précieux de chacun : les émotions.

Comment récompenser les plus méritants dans un monde où les avancées sociales sont devenues impossibles vu la masse des citoyens et les corruptions en augmentation ? Comment sanctionner ceux qui le méritent quand la planète n’a même plus de place pour de simples logements ?

En créant des doses E… des doses d’émotions.
Le Consulat a mis en place tout un système de redistribution des « bons points » et « mauvais points » : ceux qui agissent de façon positive ont droit à des surplus de Joie, de Bonheur, de Plaisir suite aux rapports des MoNETcles et de leurs supérieurs hiérarchiques ; ceux qui agissent contrairement aux lois en vigueur sont poursuivis pour recevoir des surplus de Peur, Tristesse, Douleur, Déprime, etc.
Et ce sont les Contrôleurs qui sont chargés d’injecter à chacun ce qu’il mérite au moyen de leurs armes et de leurs réservoirs de doses E.

Le monde entier est désormais concentré sur la recherche absolue de doses E supplémentaires, de « fix » d’émotions pour ressentir plus encore que ce que le corps peut apporter.
Cela a eu hélas des conséquences violentes au niveau criminel : désormais, le meurtre a été remplacé comme acte le plus effroyable et inhumain par… le vol d’émotions. Des scientifiques ont ainsi mis en place des systèmes permettant d’aspirer les différents sentiments d’autrui : l’Aspirateur E.

Les victimes s’en sortent avec un coma de plusieurs jours et d’énormes difficultés à retourner dans la société, incapables de ressentir « naturellement » quelque chose pendant un temps indéfini. Généralement, elles deviennent encore plus droguées aux doses E et finissent par aspirer elles-mêmes chez autrui ce qu’on leur a pris.

Accroupit devant l’enfant terrifié et sa mère inconsciente, Warren sait déjà qu’elle subira le même sort et que ses chances de retrouver une vie normale sont minuscules.
Un monstre vient de détruire deux vies pour quelques secondes d’extra émotion. Le poids de son arme et des doses dans son dos s’alourdit encore.


11h47.
Le vieillard hurle en s’écroulant, abattu par une dose de Terreur ; les trois citoyens autour de lui l’accompagnent quelques secondes après. C’est ce qui arrive quand un Contrôleur loupe son tir – quand un gamin joue au cowboy.

Warren roule sur le sol en entendant les cris de terreur des autres badauds, qui n’ont pas besoin cette fois-ci d’une dose E pour connaître la peur ; apparemment, quelques pervers s’injectent de tels produits dans des soirées privées pour en « profiter ». Là, ils sont servis avec une intervention des Contrôleurs qui tourne mal, et qu’il ne voit pas bien se terminer.

Leur cible s’enfuit devant Warren et ses trois camarades, qui essayent de comprendre ce qu’il vient de se passer. L’adversaire, un vieillard de trente-sept ans, slalome entre les les citoyens, poussant certains d’entre eux pour s’approcher d’un pont censé faire le lien entre deux immeubles ; plus loin, il espère attraper une plateforme de transport collectif, et ainsi échapper à sa juste sanction.

Tandis que deux Contrôleurs tentent d’injecter de la Joie et du Plaisir aux victimes, Warren ordonne par signes au responsable de cette catastrophe de se mettre en retrait et de les couvrir ; il en a assez fait pour le moment.
Serrant fort la crosse de son arme, Warren essaye de suivre le rythme de la cible. Dans son dos, il sent ses doses chargées et prêtes à l’emploi : le Consulat permet évidemment aux Contrôleurs de punir ceux qui le méritent avec un tir direct d’émotions extrêmes sur l’ennemi. Evidemment, une telle utilisation n’est prescrite qu’en cas d’extrême urgence : la visée est peu fiable et amène souvent des erreurs, des victimes – comme aujourd’hui.

L’adversaire est désormais sur le pont, affolé et terrifié. Warren et les siens ont été informés qu’il a voulu profiter des travaux de pointe d’un de ses collègues et ainsi gagner quelques doses E supplémentaires ; malheureusement, il a été découvert et a refusé d’assumer sa faute. Il a eu un comportement violent vis-à-vis de ses supérieurs et a tenté de s’enfuir – enfin, il est en bonne voie pour s’enfuir.

Arrivant lui-même au début de la passerelle, Warren fixe de loin l’ennemi, qui est déjà sur la plateforme autour de l’autre immeuble. Plusieurs citoyens apeurés sont couchés sur le sol ou collés contre les grilles du pont, attendant, espérant une solution rapide et efficace à cette crise. Il ne sait pas comment leur offrir ce qu’ils veulent.

Les secondes s’écoulent, terribles, tandis que Warren sent les regards inquiets de ses collègues sur lui. Par réflexe, il règle son arme sur une dose spéciale, vise, suit la trajectoire de l’ennemi et tire finalement, alors que ce dernier n’est plus qu’à quelques mètres de son objectif.
Autour de l’ennemi, une demi-douzaine de citoyens attend le transport, et tous s’écroulent, rongés par une crise d’Angoisse et de profonde Dépression ; la cible fait de même.

Alors que Warren range son arme dans son fourreau et que ses collègues foncent vers les victimes pour s’occuper d’elles, il voit déjà le mail de réprobation du « Con-Con » apparaître dans son MoNETcle. Il n’est pas habitué à ce genre d’alertes, et il sait que ça va attirer l’attention sur sa propre situation.

Ça ne l’arrange pas – ça ne l’arrange pas du tout.
Ce sera plus difficile de voler quelques doses E spécifiques pour sa propre consommation comme ça. Ce sera plus difficile de s’injecter des « fix » de Dépression, mais il n’a plus le choix : c’est la seule chose qui lui permet de ne pas aller un peu mieux, de ne pas continuer à vivre sans sa femme et son fils, de ne pas peu à peu oublier leurs corps, leurs visages, leurs rires – et il ne peut pas se permettre d’en arriver. Il leur doit bien ça.


14h56.
Le technicien en chef siffle et frappe dans ses mains ; la dizaine de personnes qui compose l’assistance réunie dans la chaîne de production le suit rapidement. Warren n’est pas à l’aise mais sourit, derrière son casque et son immense combinaison, en saluant la foule en compagnie de l’heureux élu.

Avec son collègue, Warren est venu pour récompenser un citoyen technicien qui a brillé sur son poste de travail. En explosant les scores de production, en conservant même le soin et la qualité des produits, il fait la fierté de son immeuble et de son entreprise. Après vérification de ses résultats, pour éviter le drame de la matinée, les Contrôleurs sont venus pour lui injecter plusieurs doses E positives et le mettre en avant devant ses collègues.

De la propagande, la moitié du boulot en réalité.
Jadis, Warren trouvait dans ces activités un certain réconfort : ça lui permettait d’avoir une action positive pour les citoyens, de faire quelque chose de « bon », de « bien » ; maintenant, il sait qu’il n’en est rien. Tout ça n’est que de la poudre aux yeux, un show destiné à tenir la population par le bâton et la carotte – plus la carotte, ici.

Les doses E ne sont que des leurres, des « fix » pour tenir une société rongée par la surpopulation et le manque d’avenir. Les Contrôleurs ne sont que les marionnettes du Consulat, encore plus espionnés et traqués que ceux qu’ils doivent surveiller.

Warren y a cru, mais a perdu la foi quand sa femme n’a pas supporté d’échouer dans sa tentative d’obtenir des doses E supplémentaires en travaillant plus et mieux. Alors qu’elle s’était donnée plus que jamais dans son entreprise, elle a été dépassée sur le fil par une collègue. Anéantie par cette défaite, persuadée de ne jamais pouvoir obtenir de nouvelles doses vu le travail qu’elle avait abattu pour aucun résultat, elle a préféré s’abandonner à une dépression bien naturelle et se suicider avec leur jeune enfant.

En quelques jours à peine, et sans qu’il puisse réellement voir quelque chose, elle s’est précipitée dans une spirale négative où elle n’a vu aucune sortie – hormis l’abandon définitif, avec son fils, duquel elle n’a pas accepté d’être séparée.
Tout ça parce qu’il n’a pas été là pour la rassurer et la consoler, lui qui a été trop pris dans son « fabuleux » et « indispensable » travail de Contrôleur. Il en est venu à oublier ceux qu’il n’aurait plus jamais.

Alors que quelques flashes de MoNETcle-photo crépitent autour d’eux, Warren sent qu’il aura besoin de doses vraiment plus fortes ce soir. La perte des siens remonte à des années, et il sent régulièrement que les propagandes du Consulat, que les Alertes Bonheurs et tous les autres mails qu’il reçoit ont un impact : son moral remonte par moments, ses souvenirs d’eux sont un peu moins précis. Il lui arrive à nouveau de sourire, de faire moins de cauchemars.
Il ne peut pas l’accepter.

Tandis qu’il injecte dans le cathéter E de l’heureux élu une dizaine de doses de Bonheur, de Plaisir, de Joie et d’autres sentiments positifs, il prépare déjà mentalement son « fix » du soir. Pour être mal. Pour être déprimé. Pour penser à ce qui manque dans sa vie.
Pour penser à ceux qu’il a perdus et qu’il ne doit plus jamais oublier.


17h32.
L’infirmière murmure quelques conseils de dernière minute avant de disparaître derrière une porte coulissante. Warren se retrouve seul dans la pièce de huit mètres carrés, perdue à l’intérieur de la Tour Hôpital du secteur. Il a l’habitude.

Chaque semaine, il vient se recueillir auprès d’un comateux, victime deux ans plus tôt d’un Aspirateur E particulièrement violent. L’adolescent, dix-sept ans à peine, n’a montré aucun signe d’évolution positive et semble condamné, selon les médecins, à demeurer pendant des années encore dans cet état catatonique – et Warren y compte bien.

Les infirmières et docteurs sont persuadés qu’il vient ici car il se sent responsable de l’état du garçon. Il les a laissés imaginer une histoire épique où un Contrôleur courageux a tenté de stopper un vil voleur d’émotions de s’en prendre à la victime mais a malheureusement échoué, et vient depuis chaque semaine en espérant voir l’intéressé s’éveiller enfin et le remercier. La réalité est bien différente.

Warren ne sait rien de ce type, ni de son histoire. En intervention à cet étage quelques mois plus tôt, pour donner quelques doses E positives à un employé zélé et apprécié, il a repéré cette chambre silencieuse et abandonnée, et surtout ce patient.
Celui-ci se remet trop lentement pour que les appareils, les capteurs E rudimentaires de la Tour Hôpital, puissent détecter une évolution positive importante, mais sa combinaison de Contrôleur est plus avancée – et lui permet depuis deux ans de voir que l’adolescent retrouve peu à peu des émotions. Qu’il vole chaque fois qu’il vient le voir.

Evidemment, Warren ne cible que les émotions négatives : Dépression, Tristesse, Douleur, etc. En un sens, il lui rend service en le débarrassant des « mauvais » sentiments, mais il sait très bien qu’en aspirant avec son arme de Contrôleur ces émotions et en les stockant dans des doses vides qu’il garde pour lui, il empêche un réveil rapide du comateux.

Il se sent coupable, oui. Il se déteste d’agir ainsi, de devenir aussi monstrueux. Il se sent aussi dégueulasse que les voleurs d’émotions, que les drogués qu’il croise dans la rue et qu’il poursuit. Il se dégoûte.
Et c’est bien ça qu’il recherche.


19h22.
La plateforme est silencieuse. Les citoyens sont rentrés dans leurs appartements et attendent, agglutinés devant leurs télévisions, les résultats des loteries et des tirages au sort censés leur apporter des doses E supplémentaires. S’injectant des doses N et L selon leurs besoins, sans même regarder, ils sont entièrement passifs devant la propagande consulaire.

Warren, lui, sort enfin du Centre de Contrôle de l’Arrondissement. Il a dû rédiger un long rapport à envoyer avec son MoNETcle sur l’incident de la matinée ; il a essayé de se dédouaner au maximum, mais sans trop charger non plus ses collègues. Les responsables n’aiment ni les erreurs, ni les balances.

Alors que la nuit tombe enfin sur les immeubles immensément hauts et terribles de la ville, le Contrôleur fait claquer ses bottes sur le pont qui doit le ramener chez lui. Comme d’habitude, il voit quelques silhouettes, quelques ombres qui s’agitent à peine sur les plateformes et devant les entrées, espérant quelques doses, quémandant un peu de pitié ; jamais personne ne leur répond.

Lui-même n’y faisait pas attention avant que sa vie perde tout son sens – lui-même avait été obsédé uniquement par sa réussite et ses doses E.
Maintenant, il sait, il voit ces masses informes qui espèrent ce qui n’arrivera jamais. C’est en perdant tout qu’il a commencé à tout voir, mais ce n’est pas pour ça qu’il y a fait quelque chose. Jusqu’à aujourd’hui.

Sans savoir pourquoi, Warren s’arrête devant l’une d’entre elles – un jeune garçon. De dix ans, à peine. Accroupi au milieu du pont, les épaules voutées, recouvertes d’un drap délavé par le soleil. Les cheveux sales et longs, rongés par la crasse et le manque d’hygiène. La peau émaillée de blessures, de cicatrices et d’infections. Le regard fixé devant lui, vaincu et abattu.
Un zombie, un drogué – un monstre. En manque de dose, sûrement depuis que ses parents l’ont abandonné après lui en avoir trop donné pour éviter les pleurs d’un bambin certainement difficile ; un phénomène malheureusement courant, et totalement occulté par le Consulat.

Dix ans. L’âge que son propre fils aurait si sa femme n’avait pas décidé d’en finir – s’il ne l’avait pas abandonné. S’il ne les avait pas oubliés.
Warren sent dans ses poches le poids des doses E négatives, qu’il garde pour lui, mais surtout celui des doses positives, dans son dos. Le « Con-Con » lui permet toujours de garder son matériel sur lui, pour intervenir dans son immeuble en cas de souci. Un privilège issu d’une carrière quasiment exemplaire.

Oui, le poids de ces doses E positives se fait plus lourd, et la tentation de les lui donner, de réparer sa faute devient de plus en plus forte. Ce serait comme d’aider finalement le petit, de s’occuper finalement de lui, même si ce n’était pas le bon. Ce serait faire une bonne action, enfin, et ne plus se laisser aller à ses seuls besoins, à ses seules psychoses.
Ce serait agir contre ces horreurs, d’avoir un impact positif, enfin. D’être utile. D’être vraiment « bon ».

Ce serait simple, facile – et efficace. C’est ce que le gosse veut. C’est ce que tout le monde veut.
C’est ce qui tue tout le monde.

Warren s’accroupit et oublie le poids des doses E, négatives ou positives. Il sourit, pour la première fois depuis des années, et parle à voix basse, comme un murmure.
Avec des mots simples, il propose aussi quelque chose de simple. Avec un geste simple, il propose une main, une aide.

Et, après quelques secondes, l’enfant comprend – et l’enfant accepte, aussi fou que cela paraisse.

Pas de doses E ce soir, ni pour l’un, ni pour l’autre. Pas de « fix », pas de télévision, pas de propagande – pas d’émotion artificielle.
Juste un homme abandonné qui offre à un enfant abandonné un abri, un coin chaud et la possibilité de parler, de partager – et de s’entraider.

Juste un homme qui essaye d’offrir et de s’offrir de vraies émotions en aidant un enfant abandonné qui pourrait être le sien : la Joie, le Plaisir, le Bonheur seront plus durs à obtenir comme ça, seront plus difficiles à garder et à retrouver. Ça demandera des efforts, des déceptions, des manques, mais… s’il y arrive, s’ils y arrivent, ce sera bon. Ce sera naturel. Ce sera vrai.
Et ce sera bien plus précieux que toutes les doses E du monde.
Réponse avec citation