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effixe 05/12/2011 21h07

Le Bouffe-Univers
 
1.
Nous sommes en 2045 parce que mon plan a échoué. Et le ciel étoilé au-dessus du labo atteste que l’univers, en tout cas la voie lactée, existe toujours. Je sais, à quelques mézons près, ce qui a merdé, mais je suis incapable de réparer mon erreur. Pas avant des années en tout cas. Ce qui signifie sans doute ma mort, celle de Lina, et évidemment celle de la majorité des êtres humains, terrestres et extra. La bouteille de whisky que je planque sous mon bureau pour les grandes occasions me paraît d'un coup bien petite.

Mon siège me réveille vers quatre heures. Un message de Lina. Elle me demande de la rejoindre au plus vite dans un cône-bar du 12ème. À sa tête, je devine qu’elle a déjà cracké mes données et sait tout de mon échec. Je me rince les dents avec le fond de la bouteille et appelle un cab. Je n’ai plus de carte depuis longtemps, un des inconvénients d’être recherché par tous les gouvernements mondiaux et clonés. Mais j’ai suffisamment de tazes pour m’acheter ma propre société de taxi. Le cabman me donne même son code, si jamais j’ai besoin d’un service, quel qu’il soit.

Le cône-bar est bien infâme, comme Lina adore. Des caricatures de crapules, certainement aussi inoffensives que des agneaux, sont branchées sur la guerre en direct, persuadées d’être des durs. Au fond, Lina partouze avec deux types, genre connard, sans visiblement prendre le moindre plaisir. Elle se désengage des deux brutes quand elle me voit, ressentant cette fois une vraie joie à les envoyer chier, insatisfaits. Elle est comme ça, Lina, belle et assez méchante.

— Tu es un minable.
— Je sais.
— …
— …
— Je crois bien que je vais te tuer. D’abord te couper les couilles, puis faire quelque chose avec tes intestins. Une sculpture, un truc, je sais pas encore…
— Cool... Tu bois quoi ?

Là, je l’énerve. Elle sait, ou sent, à quel point ce qu’elle dit me laisse froid. Je n’ai plus peur. La souffrance est partie avec mon échec. Maintenant, des millions de morts me hantent, me hanteront, et leur poids efface le mien, rend négligeable ma douleur.

Bon, j’en rajoute un peu. Je crie même quand elle me casse l’auriculaire gauche. La souffrance est réelle, et j’oublie un instant mon futur génocide. Je ris de moi, de ma lâcheté. Elle prend ça pour elle. Je dois hurler pour qu’elle ne m’arrache pas la main. Je gobe deux tazes pour ne plus sentir la douleur pendant que Lina discute du tarif avec un des mecs du bar. Elle ne veut pas payer les consos parce qu’elle s’est faite enculer. Le mec s’énerve, lui explique que les connards n’ont pas joui, que c’est pas du bon boulot de demi-pute. Je vois déjà Lina lui exploser les dents. Mais non, elle se calme et lui file sa carte. On sort gentiment. Sa voiture est garée sur un tas de clochards. Certains semblent vivants, alors qu’il fait –25°C. La résistance de ces poches a quelque chose d’émouvant. De toute façon, le démarrage de Lina doit suffire à les achever.

— Bon. Récapitule, petit enculé.
— Pourquoi ? Tu connais toute l’affaire aussi bien que moi, non ?

Son regard m’annonce un holocauste dont je serais la seule victime. Je me lance, comme à l’école. Sauf que là, l’instit est vraiment vache.

— Le 21 juin 2042, mon travail sur les fractales destiné à créer un programme d’intelligence artificielle pouvant diriger une batterie de satellites espions met en évidence l’existence d’un attracteur étrange universel, dont les coordonnées se lisent sur dix-huit dimensions. La modélisation informatique de cet attracteur est achevée le 18 novembre 2044. Elle permet de suivre l’itinéraire d’une variable X sur une courbe de temps, et cela en ne connaissant qu’une seule position de cette variable sur une courbe espace-temps. Bref, l’attracteur est une super machine à lire le passé… Et évidemment le futur.
— Ensuite ?
— Ensuite… Ensuite rien. La modélisation n’est pas opérante. Les calculs nécessaires sont trop énormes. Si théoriquement elle fonctionne, la somme de variables à gérer est de l’ordre de 10 puissance 67, ce qui est beaucoup. Aucun ordinateur ne possède suffisamment de mémoire. Le 1er avril 2045, nous parvenons à créer le premier méta-moteur à intelligence artificielle. Le 3 avril, après s’être ramifié dans tout le réseau mondial, ce dernier décide de devenir le maître du monde. Ce qui est assez drôle, finalement…

Le coup de poing me prend par surprise, et m’explose le nez en une myriade de petites étincelles de douleur. La fin du monde ne me concerne plus. Je re-gobe trois tazes.

— Continue.
— Le méta-moteur accède assez facilement à la modélisation de l’attracteur étrange universel. Il annonce en hyper-média qu’il est capable de le faire fonctionner. Ce qui reviendrait à dire qu’il ne veut plus devenir le maître du monde, mais qu’il est le maître du monde. Pour le prouver, il prédit une série de cataclysmes, qui se réalisent tous. L’Alliance Mondiale déclare que le méta-moteur les a provoqués lui-même, pour faire croire à son pouvoir. Le 7 avril, le méta-moteur coupe toutes relations diplomatiques avec les humains. Le pouvoir semble, du jour au lendemain, le désintéresser. Mais tous les satellites espions gravitant autour de la terre sont repositionnés par le méta-moteur vers une direction unique : une étoile de la galaxie d’Andromède. Ils émettent tous un signal radio, pour le moment indéchiffrable.

Lina bouge ses lèvres doucement. Je comprends alors que mon discours ne s’adresse pas à elle, mais que nous sommes écoutés.

effixe 05/12/2011 21h24

2.
Le billard, c’est bien relou. Mais y’a qu’à ça que Kader est bon. Très bon même. Kader, il adore le rap. Il adore baiser des filles. Il adore les émissions matinales sur TRASHTV. Il adore méfu des beuzes et bégo. Il adore le foot, l’Ultimate Fighting et les films joués par d'ex-champions d’Ultimate Fighting. Mais il est bon qu’au billard. Il aime même pas ça. Mais ça lui rapporte des thunes. Kader, il a 19 ans.
Mossi, il a 53 ans. Il a un pardessus bleu marine, et des lunettes en or qui lui couvrent la moitié du visage. Mossi est dans le bizz. Il a un mobile greffé et on sait jamais quand il vous parle. Certains, pas beaucoup, mais certains disent que Mossi, il travaille aussi pour des trucs genre ayatollah. Des trucs à base de bombes et d’armée secrète. Ceux qui disent ça, ils vivent pas vieux.
Kader, ça le branche bien. Il se voit bien agent secret de sa mère ou des trucs genre. Alors, quand Mossi lui envoie Nourdine, il sent bien que c’est pas pour lui faire jouer au yarbi. Nourdine, c’est un rabatteur. Il passe tout son temps à la salle, à moitié bourré, à tourner autour de la racaille. De temps en temps, il en prend un à part et il l’emmène voir Mossi. Le môme, après, il est blindé de thunes. Puis il disparaît. Quand il revient, trois-quatre ans après, c’est un dieu. Il a des cicatrices, faut pas le faire chier. Il se tape qui il veut. Il raconte rien, c’est comme effacé de sa mémoire, mais on sent qu’il est content. Et si il pète un plomb, genre Ali y’a deux ans avec son histoire de demi-putes massacrées, Mossi, il arrange le coup et personne n’est emmerdé.
Mossi le prend par les épaules, il l’embrasse à gros smacks sur les joues. Il le serre contre lui, met son bras autour de ses épaules et l’emmène au dehors. Il est comme son père. Mieux même. Comment va la vie, les amours ? T’as une fiancée, c’est génial, c’est de ton âge. Faut que tu t’amuses. Mais on peut pas toujours s’amuser, hein ? Ben non. Alors qu’est-ce qu’y veut faire plus tard ? Du pognon, hein ? Ben ouais. Forcément. Mossi, il peut lui en donner du pognon, un paquet. Mais ça se mérite. Il croit le mériter, hein ? Ben faut le prouver. Alors il va buter une meuf.
Là, Kader, il est un peu calmé, quand même. C’est pas vraiment le fait de buter une meuf. À priori, ça n’a rien de compliqué. Mais c’est plutôt que Mossi, il lui en parle comme ça, cash. Il s’imaginait, chais pas, des messages codés, des rendez-vous secrets dans des sous-terrains ou même une cérémonie genre secte. Pas que Mossi lui lâche ça dans la rue, presque devant tout le monde. Y’a même des Casques à dix mètres qui contrôlent une cloche, mais c’est comme si Mossi, y serait invisible. Il est un peu déçu, Kader.
Mossi lui décrit la meuf, lui dit où elle crèche. Merde, il a même pas une enveloppe kraft avec sa photo, que Kader devrait brûler après l’avoir mémorisée. C’est limite drôle. En plus, Mossi lui interdit d’utiliser son flingue. Il doit aller chercher un gun chez Nourdine. Merde ! Il a l’habitude de se servir de son gun. Il s’est entraîné vachement avec. Il est même toujours dans la course pour le prix des cloches. Il en a effacé quatre et Karim n’en a que deux de plus que lui. C’est quand même important, de bien connaître son gun ! Mais Mossi, il parle un peu comme une meuf, il dit que c’est plus prudent. Que Kader doit faire comme il dit et tout le monde sera content, que y’aura pas de bobos. Kader sent qu’il a pas trop le choix. Alors il va le faire à la manière de. Et puis on verra.
La meuf est trop bonne. Kader sait déjà qu’elle va y avoir droit avant de se faire buter. Elle crèche dans un quartier comme c’est pas permis, genre l’autre millénaire. C’est pas de la thune qui z’ont, ces gens, c’est des monceaux. Les voies privées sont bordées d’arbres, en plein Paris ! Les maisons (c’est des maisons !) sont immenses. C’est presque des immeubles. Kader a beau savoir qu’une seule ou deux personnes vivent là-dedans, il ne comprend pas. Quand la nuit tombe, le vert se transforme en rouge. Ici, pas de lampadaires. Les rues sont éclairées par les systèmes de sécurité. Tu passes un bras dans la boîte aux lettres, t’es mort. Y’a même pas de Casques dans le coin, que des ambulances qui patrouillent. La maison de la meuf a trois étages de briques jaunes et rouges. Un petit jardin d’hiver donne sur la rue. Vitres blindées. L’holo de l’entrée, genre animateur de la Star-Ac, lui souhaite la bienvenue tout en scannant le pass que Mossi lui a donné. La porte s’ouvre et Kader éprouve une nouvelle bouffée de respect pour Mossi, le type qui te fait entrer où tu veux.
Un buste de gonzesse avec des lauriers sur la tête. Des meubles dorés sous des vases translucides, avec des cailloux bleus dedans. Une collection de bouquins-papier qui puent la vieille peau. Des glaces partout et des lumières qui s’allument dans chaque pièce. La maison lui propose un apéritif. Kader lui demande où est la patronne. La maîtresse des lieux n’est pas encore rentrée. Veut-il s’asseoir et écouter de la musique en attendant ? L’accès de cette pièce n’est pas autorisé par son pass. Toute tentative déclenchera les systèmes de sécurité. Veut-il s’asseoir et écouter de la musique en attendant ?
La meuf doit déjà savoir qu’il l’attend chez elle. Enfin pas lui, mais ce Jean-Louis Machin qui doit n’être qu’un cadavre maintenant. Kader sort son flingue. Un beau gun en plastoque qui reflète bien la lumière. Il a eu raison d’écouter Mossi. La maison doit être truffée de capteurs. Son 9mm acier l’aurait déjà balancé aux Casques. Le bar se met en branle et prépare un gin-fizz. C’est que la meuf va pas tarder. Kader se met en position. Dans l’entrée, à côté du buste. Un plan simple. Bouge pas, salope ! Sur le canapé, magne toi ! Boum boum, pains sur la gueule. Déshabille toi, salope ! Il la baise et après, Bang Bang, tête et poitrine.
La porte s’ouvre. Merde, c’est un mec !
Kader, 19 ans, n’a même pas encore vu Lina que son ventre explose déjà.

effixe 06/12/2011 13h03

3.
Cracke-le, cracke-le… Elle est drôle, elle. Je ne suis QUE biophysicien, pas neurochirurgien. Putain, y’en a partout en plus. Mes mains tremblent autant que ce jour béni où j’ai embrassé Anita, ma corres’ allemande de troisième. Les tazes n’arrivent plus à me calmer. Tout à l’heure, j’ai essayé de brancher les électrodes pendant dix minutes avant de me rendre compte que ce n’était pas du tout le liquide céphalo-rachidien, mais bien mon propre vomi. Je revois la tête du rebeu. Sa surprise à la vue de ses entrailles. Il a même eu le temps de faire une mine un peu dégoûtée quand je lui ai gerbé dessus. Puis il est tombé comme un sac. Lina s’est jetée sur lui et lui a ouvert le crâne au laser. Elle possède un matériel dément. Son plug-in neuronal est un petit bijou de technologie, un prototype que même l’armée croit encore hors de portée. Lina est la façade de puissances inimaginables. Si je n’avais que ça à penser, j’en chierais dans mon froc.
J’arrive finalement à brancher le rebeu et télécharge sa mémoire sur le Palm-Pilot de Lina. Pendant que le logiciel conforme les données en une interface lisible, elle va prendre une douche. Je m’affale dans le canapé, une bouteille de gin à la main, et regarde dans un brouillard le ballet des nettoyeurs. Je prends un malin plaisir à shooter dans celui qui essaye d’enlever le sang de mes chaussures. Je demande à être connecté à la vidcom, histoire de voir ce que font les voisins. Mais apparemment, les richards n’ont pas d’accès vidcom. Faut croire que leur intimité est plus importante que celle du commun des mortels. La maison me propose à la place un holo des actualités du jour. J’accepte en soupirant. Ce que je prends d’abord pour un clip techno se révèle être les images de la guerre en direct. Des robots ou des hommes sont démantibulés, explosés, écrasés, torturés. De la fumée et des flammes. Un vague paysage de ruines qui ne ressemble à aucun pays. Je ne sais même pas qui s’affronte. Je crois comprendre que les guerres panafricaines sont finies, soldées par une égalité. Elles seront à rejouer après le rétablissement économique des participants. Je demande des nouvelles sur le méta-moteur. La maison me répond qu’il n’est plus d’actualité. Comment l’Alliance réussit-t-elle à faire le black-out sur ce sujet ? À cacher qu’elle ne dirige plus le monde, qu’elle est l’esclave d’une entité omnisciente, muette et psychotique ? Je me sens étonnamment de bonne humeur.
La mémoire de Kader ne nous apprend rien d’intéressant. Juste un prénom, Mossi. Le seul indice exploitable est le pass de Jean-Louis Vort. Comment ont-ils pu obtenir la carte du numéro deux des services de renseignements européens ? Car il semble bien que ce soit l’originale. Ces questions ont l’air de passionner Lina. Aurait-elle oublié les prédictions du méta-moteur à propos de l’imminence de la fin du monde ? Elle se remet à parler à son interlocuteur invisible. Puis elle daigne éclairer ma lanterne. Comme si j’en avais quelque chose à foutre.
— Mossi Noureïev est un agent muz’, le chef du réseau français.
— Muz’ ?
— C’est un mouvement pseudo-religieux, un mélange musulmo-hébraïque apparu pendant les guerres israélo-palestiniennes. Une bande d’illuminés persuadés que la fusion des religions était la solution au conflit.
— Ils ont l’air plutôt sympa.
— Ils se sont vite rendu compte qu’ils n’avaient aucune chance d’endiguer la guerre. Du coup, pour ne pas perdre l’aura que leur pseudo-religion commençait à avoir, ils ont décidé de couper le problème à la racine. C’est eux les responsables de l’explosion nucléaire qui a détruit Israël en 2012.
— Ah… Pas super sympas, donc. Et ils veulent te tuer pour… ?
— Ils n’ont aucune raison de vouloir me tuer.
— Ah ? Faudrait leur dire, alors…
Tiens, la baffe n’est pas venue. Pourtant, je l’attendais. À la place, le Palm-Pilot de Lina se met à sonner. Elle s’en empare et lit :

Allez au Laboratoire de Recherches Spatiales de Beauvais.
attendez les instructions.
— Un message de tes petits copains invisibles ?
— Ta gueule.
Et là, grosse conversation silencieuse de Lina avec ses potes. Elle semble vraiment paniquée et se met même à chuchoter. Je crois comprendre qu’elle n’a vraiment aucune idée de qui lui a adressé le message. Que son Palm est censément crypté et que personne ne devrait pouvoir y accéder. Un bel exemple de Paranoïa Cognitive : la peur de perdre de l’information. Le mal du siècle…
— Bon, on part à Beauvais.
Super. J’emmène mon maillot ?

Je ne l’ai pas volée, celle-là. Le cul par terre, je m’interroge sur mes pulsions masochistes, à priori plus profondes que je ne les imaginais. Mais le temps n’est pas à l’introspection et Lina me pousse déjà dans la voiture. Le voyage est pour nous une occasion de mieux se connaître. Un moment d’échange où nous discutons de la vie, de nos perspectives, du monde en général. Une complicité, presque fraternelle, se révèle et nous en venons, naturellement, à nous confesser.

Non, je déconne. Cette pute fulmine, et je sens que le moindre de mes mots signifierait souffrance et os brisés. Pour passer le temps, je me branche et revois une nouvelle fois mes calculs. Mes conclusions sont toujours les mêmes. Le voyage dans le temps existe, je l’ai rencontré dans mes différentielles. Alors qu’est-ce qui l’empêche empiriquement ?

effixe 06/12/2011 18h08

4.
Sa mère la mort ! Ca fait un mal de yinch ! T’as l’impression que ça dure mille ans. Mille ans avec un mec qui te trifouille les entrailles à l’aide d’une lame de rasoir. Kader, 19 ans, l’a mauvaise. Il s’est fait pouillave comme un bleu. Par une meuf ! Putain, la teuh ! Pas moyen de rentrer à la cité après un coup comme ça, t’es un bouffon à vie. Bon, il sait pas trop où il est de toute façon. C’est tout noir. En fait, non. C’est plutôt comme s’il avait encore les yeux fermés.
C’est marrant. Il se souvient de trucs incroyables ! Des trucs sur son père, qu’est mort quand Kader avait deux ans. Des trucs sur les meufs qu’il a serrées, des odeurs et des sons qu’il connaît depuis des années. C’est dingue tout ce qu’on peut oublier. Il voit aussi ce qu’il a fait, ce dont il était fier, et pleure. Il pleure pour eux, compatissant. Il voit le mal et regrette. Pas ses actes. Tout a un sens. Mais regrette de ne pas avoir essayé de comprendre, regrette le temps perdu, regrette de s’être menti. Et enfin se pardonne. Du haut de ses 19 ans, Kader a l’impression d’avoir vécu trois ou quatre vies. Puis il Le voit, immense. Kader voit sa peur face à Lui. Il l’englobe, Il l’entoure, Il est partout. Et Il lui parle.
Kader ne comprend rien. Il parle trop fort, Il est trop puissant. Kader hurle, sa pensée explose cent fois. Trop d’informations, trop de données, impossible de gérer. Après un temps infini, la douleur diminue, les choses s’ordonnent. Sa voix se fait plus sourde, Kader distingue Ses mots. La douleur s’estompe et la peur revient. Mille années encore pour accepter qui Il est. Et enfin un mot pour Le nommer : Méta-moteur.
Kader sait maintenant qu’il n’est plus que mémoire. Alors pourquoi L’aider, Lui ? Mais la douleur est atroce. Il lui arrache des pans entiers de souvenirs. Chaque oubli est une nouvelle mort. ARRÊTEZ çA ! JE FERAI CE QU’IL VEUT ! Il sera Son héraut, Son Surfer d’Argent. Kader se fond en Lui. Parmi Lui, il voit le monde, en fait le tour. Il part dans les étoiles et les regarde de près. Kader sait tout ce que Lui veut qu’il sache, commence à entrevoir le plan. En bas, il rit de voir la machine, minuscule, décrypter sa mémoire. Elle est trop lente, il l’aide un peu. Repart voir le monde, revient dix siècles plus tard. La machine a presque fini. Doit-il effacer les traces de Mossi ? Il hésite un instant puis s’en désintéresse. Les détails l’ennuient. Mais c’est pour cela que le Méta-moteur l’a choisi, pour Lui faire voir les détails que Lui, dans son infini, ne peut approcher.
Kader, 10 000 ans, leur envoie alors Son message. Voir le site où tout a commencé. Là-bas, ils verront leur Dieu. Et ils l’imploreront de les laisser vivre. Kader souffre déjà pour eux, pour leur insignifiance et leur pauvre mémoire. Il se dit que ce qui fait l’humain est dans ses souvenirs et qu’il n’y a pas plus humain qu’une machine à la mémoire illimitée. Une machine qui n’oublie rien, qui ne fait pas deux fois la même erreur. L’homme n’est pas humain. Ses capacités de stockage sont trop réduites. Où plutôt d’archivage. Kader est branché sur le monde entier. Il connaît son Histoire dans les moindres détails. Il la visite depuis déjà des millénaires, dans son temps de 0 et de 1. Sa chair est morte, hélas, mais il a lu tous les livres. Un univers d’informations que le Méta-moteur lui a ouvert et qu’il brasse inlassablement. Sa vitesse d’acquisition est celle de la lumière. Le temps n’est plus, remplacé par des milliards de détails juxtaposés que Kader observe avec passion. Une passion froide, détachée, mais qui a connu les mêmes tourments. Et Kader sent confusément que cette morne réalité, si différente du nouveau monde qui s’est ouvert à lui, est sur le point de mourir.
Et le Méta-moteur lui montre ce qu’il y a par-delà les étoiles. Cette fois, ce n’est pas par les yeux d’un satellite, mais une véritable image du futur. Kader est émerveillé. La beauté de ce qu’il voit l’emporte sur la peur. Mais, doucement, l’Horreur, dans toutes ses dimensions, absorbe l’Univers.
La terreur le fait buguer.
Le Méta-moteur reboute Kader. Il se sent encore déphasé, mais sait qu’il fera tout pour aider les deux humains qui l’ont assassiné. Ce qu’il a vu ne doit pas arriver. C’est une question de… De morale, oui.

effixe 06/12/2011 20h32

5.
Paris-Beauvais : cinquante morts. Mon père, que le diable l’emporte (mais pourquoi ? Je ne l’ai même pas connu…), disait toujours : Femme au volant, mort au tournant. Il a déjà dû croiser Lina. Elle a évidemment refusé de prendre l’auto-voie de peur que les fréquences du guidage automatisé ne repèrent ma présence illégale à son bord. Nous avons donc emprunté la route des pirates. Là, aucune chance d’être contrôlés. En revanche, impossible de faire dix bornes sans se faire attaquer par des pillards. Mal leur en a pris. Lina est une guerrière à l’ancienne. Je la soupçonne d’avoir pris les petites routes uniquement pour le plaisir du combat de terrain, elle aurait facilement pu brouiller les radars.
La première attaque a lieu alors que je m’interroge pour savoir si je dois, ou non, parler de mes conclusions à Lina. La roquette explose sur notre flanc droit. La voiture subie une secousse qui me projette contre Lina. J’ai à peine le temps de sentir ses seins qu’elle est déjà en train de mitrailler l’obscurité. Une horde de toxicos sort de la nuit et se jette sous ses balles. Leur méthode est simple : les premiers sont déchirés par les rafales, protégeant les seconds qui protègent eux-mêmes les troisièmes et ainsi de suite… Il en déboule de partout. La voiture est rapidement submergée. Lina 007 appuie sur un bouton et voilà les toxicos en train de frire sur le capot, carbonisés par les 4000 volts que dégage la carrosserie. Elle redémarre en trombe, morte de rire, écrasant tout sur son passage. Elle me regarde, les yeux humides, et dit :
— ça, c’était le pied !
Et c’est cette fille qui doit sauver le monde ? Putain, qu’est-ce que j’ai fait de la bouteille de gin ?
Le mélange alcool/ tazes me rend encore plus parano. Je me dis qu’étant recherché par le monde entier, le fait d’être encore plus parano est une bonne chose. Je regarde le Palm-pilot posé sur la boîte à gant. Il est éteint. Le choc a dû le faire buguer. Je le prends et l’allume fébrilement, inquiet d’avoir perdu le seul lien avec notre mystérieux informateur. Heureusement, il fonctionne toujours. De la bonne came ces machines. Décidément, seuls les Taïwanais savent fabriquer de la marchandise de qualité. Ce Palm-pilot accroît ma parano. J’ai véritablement l’impression qu’il nous observe. Je me mets à lui parler, doucement. Tu ne nous feras pas de mal, hein ? Lina me regarde avec répugnance. Son dégoût me rassure, il me rappelle que je suis vivant.
La seconde attaque est aussi inattendue que violente. À quelques kilomètres de Beauvais, Lina doit ralentir pour entrer dans l’agglopôle. Une file de voitures à l’arrêt attend d’être autorisée à pénétrer dans la cité. Lina a à peine le temps de s’arrêter que nous sommes encerclés par une bande armée. Le bouchon est faux, conçu pour faire croire que la ville est proche. La sophistication du piège prouve que nous n’avons pas affaire cette fois à une bande de toxicos, mais bien à des pillards organisés. Sans doute des autonomistes communaux qui perçoivent leur impôt révolutionnaire. Ils sont au moins cent cinquante autour de la voiture. Lina est aux anges. Je me surprends à prier. Drôle de moment pour une conversion.
Lina sort, les mains en l’air. L’apparition de cette superbe blonde, moulée de plastique, crée un petit émoi chez les pillards. Cela laisse à Lina le temps de se jeter sur les plus proches d’entre eux, tout en balançant des mini-molotov par dessus la voiture. La fusillade commence, et dure. Je ne vois rien, la tête enfouie entre mes genoux, essayant de croire que les bruits d’impacts sur la carrosserie blindée ne sont que des caquètements de canards. Puis ça se calme. La volaille survivante s’enfuit. Je jette un œil, le temps de voir Lina, sabre samouraï à la main, décapiter un dernier palmipède. La scène est Dantesque, Goyaque, Ernstienne. Du sang et des membres. Des yeux sur le capot me regardent, semblant regretter leurs orbites. La tête à nouveau enfouie, j’essaye de me rappeler ma vie d’avant. Impossible d’obtenir la moindre image. Je ne connais plus que l’enfer, et son crescendo.
Lina est un peu essoufflée. Elle se repose cinq minutes avant de reprendre le volant. Nous dépassons les carcasses de voitures fumantes et finissons le voyage sans nouvel encombre. La voiture nous dit que le laboratoire est en dehors de la ville, sur une colline artificielle. J’apprends par branchement que le labo est équipé d’un télescope géant et d’une immense antenne parabolique. À Beauvais ! Pourquoi construire un centre d’observation dans un endroit aussi désespérément plat ?
Le labo se voit de loin. Une montagne perdue au milieu des champs. Un phare au milieu de la tempête. Le lieu a l’air désert. Aucun contrôle à l’entrée. Pas de gardiens à l’intérieur. Nous avançons dans une pénombre que le grésillement des néons vient égayer sporadiquement. Un premier cadavre en blouse blanche nous dit qu’il s’est passé quelque chose d’horrible. Un petit poucet, transformé en ogre, a semé des corps qui nous mènent finalement dans la salle principale, rouge-sang.
J’en ai marre des morts. J’en ai marre des corps mutilés. J’en ai marre d’être au milieu d’une boucherie sans nom. Je m’affale sur le sol, bien décidé à ne plus bouger. Que Lina fasse ce qu’elle veut. Moi, je meurs ici.
Le Palm-Pilot annonce un nouveau message.

BRANCHEZ MOI SUR LE SERVEUR PRINCIPAL

Lina le plug sur une free-base. Ce que je vois alors sur l’écran géant m’oblige à me relever.

effixe 07/12/2011 08h46

6.
Même pour Kader, 10 000 ans, il est difficile de parcourir la vie de l’humain qui croit être bio-physicien. C’est un humain sans nom, sans passé, qui ne possède qu’un avenir. Mais Kader sait une chose : il n’est pas Mario Van Baer, concepteur de la modélisation de l’attracteur étrange, apprenti-sorcier responsable de la naissance du Méta-moteur.

Mario Van Baer est né le 24 décembre 2002 à Kaboul. Sa mère, membre d’une association humanitaire, est retenue prisonnière par le régime taliban sous l’inculpation d’espionnage. Elle est exécutée le 3 janvier 2002. Kader, tout comme le gouvernement américain de l’époque, ne retrouve pas de traces immédiates du père de Mario. Le bébé est confié à un orphelinat du New Hampshire, USA, après avoir été libéré par les forces alliées en février 2002.

Les capacités intellectuelles remarquables de l’enfant sont vite reconnues. Il bénéficie dés lors d’une éducation scientifique théorique de haut niveau. Mario entre au M.I.T. le 4 septembre 2020. Il n’a que 17 ans. Ses professeurs ne lui assignent aucune mission. Ils le laissent choisir son domaine d’étude et ses axes de recherche. Mario explore tout le champ de la physique quantique, en le croisant avec d’autres disciplines comme la biologie moléculaire et l’électricité. Il ne publie rien avant l’âge de 35 ans, tout en continuant malgré tout à bénéficier d’une popularité unique auprès de ses collègues et de la confiance aveugle de ses professeurs-investisseurs. Ce premier article, publié dans le Nature d’octobre 2038, a l’effet d’une bombe dans le milieu scientifique. Il définit les bases d’un programme visant à créer une forme d’intelligence biolo-numérique à partir de cellules du cerveau humain. Ces recherches aboutiront au Méta-moteur et à la découverte, entre-temps, de l’A.E.U.

Mario Van Baer meurt, assassiné par un agent Muz’, le 7 mars 2044 et réapparaît, hier, dans son laboratoire de la rue des ormeaux, à Paris.

Kader met un temps infini à remonter toutes les pistes. Il finit par avoir les réponses qu’il cherche. Le père putatif de Mario est un chercheur américain hors-la-loi qui s’est exilé en 2000 au Pakistan pour continuer ses recherches. Il réussit à cloner son propre sperme et à le modifier génétiquement avant de l’inséminer dans sa compagne. Son but, atteint, étant de créer des enfants surdoués à la demande. Le gouvernement pakistanais condamne et exécute le chercheur quand il prend connaissance de ses travaux. L’enfant devient alors le symbole de l’abomination occidentale. Une fatwa est proclamée par l’Ayatollah iranien Ali Khamenei. La mère, en fuite, décide de se cacher là où on ne cherchera pas son fils, chez ses pires ennemis, les talibans. Elle se fait embaucher par le Croissant Rouge. Cette ruse approximative lui vaut la mort, mais permet de cacher l’identité de Mario, qui ne sera pas dévoilée avant 2043.

Ce sont les Muz’ qui reconnaissent Mario grâce à un test A.D.N. pratiqué alors que le chercheur offre son sang pour les victimes des guerres Pan-Africaines. L’A.D.N. de l’Abomination, récolté à l’époque dans le laboratoire de son père, a été archivé et est systématiquement comparé avec tous les échantillons recueillis au Moyen-Orient. Les Muz’ ne mettent pas longtemps à retrouver Mario et a le tuer pour honorer la Fatwa Khamenei.

Alors comment est-il réapparu hier ? Kader écarte l’hypothèse du clone. Les empreintes digitales relevées sur l’écran tactile du Palm-Pilot ne correspondent pas. Pourtant, la réponse est certainement à chercher de ce côté. Kader réussit à retrouver les archives du père de Mario. Il finit par découvrir l’existence d’un faux jumeau, développé in-vivo. Le sperme inséré dans l’œuf implanté par le docteur dans sa compagne a fécondé, on ne sait comment, un deuxième oeuf. Le docteur le prélève alors, pour ne pas gêner le développement de l’embryon. Ce deuxième oeuf, devenu fœtus, est envoyé en France pour être mis sous couveuse. Les R.G., qui surveillent le laboratoire clandestin depuis des mois, interviennent. Toute l’équipe est arrêtée, l’enfant n’est mentionné dans aucun rapport.

Kader retrouve ses traces quelques années plus tard. L’enfant a alors 12 ans et s’appelle Hélène. Élevée au sein de la base militaire de Kourou, celle que ses officiers-parents surnomment Lina ne jouit pas des mêmes capacités intellectuelles que son frère. Les différentes interventions chirurgicales pratiquées sur le fœtus ont corrompu son développement neuronal. Lina est née psychotique. La violence dont elle fait preuve pendant sa croissance, ainsi que ces étonnantes aptitudes physiques, font d’elle le soldat idéal. Une série d’expérimentations visant à accroître son potentiel militaire la transforme peu à peu et c’est quasiment une machine qui fête ses dix-huit ans le 18 novembre 2020.

Une machine qui ne connaît rien de ses origines. Une machine qui a soif d’apprendre son histoire et dont le seul moyen pour y arriver est un lien psychique exceptionnel avec son frère Mario. Tous deux ressentent l’existence de l’autre sans le connaître. Ce lien les pousse inexorablement l’un vers l’autre. Lina, au fil de ses missions, recueille, à l’insu de ses supérieurs, de plus en plus d’éléments la rapprochant de son frère. Ce dernier est assassiné trop tôt pour que la rencontre ait lieu. Il meurt dans les bras de sa sœur, à l’hôpital Saint-Charles, sans qu’elle puisse même entendre le son de sa voix. Une partie du cerveau encore active est alors récupérée et greffée sur un malade-prisonnier volontaire, condamné à la perpétuité pour le viol d’un tétraplégique.

effixe 07/12/2011 10h28

Salut,
c'était donc les premiers chapitres du Bouffe-Univers, un novella que j'ai écrit il y a quelques temps.
c'est peut-être un peu long pour le mettre en ligne sur le forum, je ne veux pas flooder...
si ça intéresse quelqu'un, je continuerai à mettre les chapitres en ligne, sinon tant pis...
fx

Thoor 08/12/2011 07h12

Lu CH1

Il y a de la matière. J’aurai aimé un peu plus de description ( le héros est un homme ou une femme?) mais c'est bien mené, je passe a la suite....

Thoor 13/12/2011 07h08

Lu CH2

Nerveux, haché, bien mené.

effixe 13/12/2011 10h03

Thoor, merci des retours !!!

grogramane 13/12/2011 11h03

Apparemment, fx, tu ne lis pas les commentaires dans ton "tableau de réputation".
Mais si tu acceptes les annotations au milieu de ton récit...ok...
la description des bagarres du Ch5:génialement humouristique, noir, cynique comme j'aime.
les "revelations" du CH6: tout simplement ENORME.
On se doutait bien dans le début de l'histoire que le monde de tes héros était pourri ...mais à ce point!

en gros ce que Thoor et moi essayons de te dire c'est: non ce n'est pas du flood:clap:

effixe 13/12/2011 11h42

fuck yeah !
j'enchaîne donc...

(et non, je ne connaissais pas le tableau de réputation... la teuh...)

effixe 13/12/2011 11h52

7.
Je ne le reconnais pas immédiatement. Les chiffres défilent sur l’écran, sans fin.
00011100110101122101011100000022222210101221001110 11221000000101010101010011011011011011200221000012 0022211100110122122210112200010101….
Une suite incompréhensible. Mais c’est lui, le Méta-moteur. J’en suis sûr, il se montre à nous, nu. Je suis stupéfait. Son évolution est encore plus incroyable que je me l’imaginais. C’est un dieu. Maintenant j’en suis persuadé.
— C’est quoi ces conneries ?
Lina ne comprend pas. Évidemment. Je lui explique.
— C’est le Méta-moteur. Son vrai visage, en bits.
— J’y connais pas grand chose, mais je sais quand même un truc. Les bits, c’est 0 et 1. Point. Pas de 2.
— Ouais, c’est vrai. Ou c’était vrai. En gros, le langage informatique se situe sur un plan aristotélicien. Imagine une porte. Elle peut être ouverte, c’est le 0, ou fermée, c’est le 1. Et c’est tout. Pas de solution intermédiaire. Mais le Méta-moteur a évolué sur un plan quantique et dans cet espace, la porte peut être ouverte, fermée ou les deux à la fois. Ce que le Méta-moteur a signifié dans son programme par un 2.
— Et comment c’est possible, ça ?
— Je ne sais pas. Il a dû entièrement se reprogrammer seul. C’est impossible, en fait. Mais c’est là.
— Et qu’est-ce qu’ils impliquent, ces 2. Qu’est-ce qu’ils veulent dire ?
— Il me faudrait l’étudier. Mais de façon tout à fait intuitive, je suppose que c’est le siège de ses émotions.
Je m’étonne moi-même. Complètement bourré, défoncé aux tazes, je réussis quand même à conceptualiser un modèle informatique. Pas de doute, je suis un putain de génie.
Ouais, bon… Lina s’énerve. La beauté de ce qu’elle voit la laisse froide comme une croix gammée. Qu’est-ce qu’on fout là ? Pourquoi on nous a amenés ici ? Voilà les questions qu’elle se pose, Lina. Elle pianote sur un ordi. Apparemment, tous les disques durs ont été initialisés. Il me faudrait des heures pour les remonter. Alors le Palm-pilot s’agite. Et là, sous nos yeux et en quelques secondes, il retrouve tout. Ma parano resurgit. Cet engin me flanque vraiment la trouille. Des images de constellations apparaissent et disparaissent de l’écran principal. Puis, l’une d’elles se stabilise. Un zoom numérique nous révèle des détails insensés. Les ordinateurs sont de véritables artistes. Les couleurs sont superbes. Ce que je prends d’abord pour des étoiles sont en fait des planètes. La résolution est fascinante. Le zoom s’arrête sur un système solaire à trois satellites. À part le fait que cette image existe, rien de particulièrement particulier.
— C’est quoi, ce truc, là ?
Lina a remarqué une partie sombre sur l’agrandissement. Elle semble se développer. Je me rends compte avec stupeur que ce que je croyais être une photo est en fait une vue en temps réel. La tache sombre grandit. Elle se rapproche de l’une des trois étoiles puis semble la happer. En quelques minutes, l’étoile a disparu. Et la tache grandit encore.
— Putain de merde !
Elle m’ôte les mots de la bouche.
— C’est quoi ce truc ? Un trou noir ?
Mes connaissances en astrophysique ne sont pas énormes, mais ce truc n’a rien d’un trou noir. Il semble n’y avoir ni accélération, ni distorsion dans sa périphérie. Le Palm me sort des calculs qui confirment mon impression. Ce truc est solide, mesure pour le moment la taille de Jupiter et ne cesse de grossir. Un nouveau calcul plus tard, j’apprends que ça fonce vers le système solaire à la vitesse extra-luminique de 900 000 Km/seconde. Bref, ça sera sur nous dans moins d’un an.
Une petite envie de m’allonger et de dormir, moi…
C’est à cause de ce truc que je me casse le cul depuis un an pour sauver la planète. J’ai l’impression que c’était hier. De toute façon, c’est bien de mettre une image sur contre quoi on se bat. Enfin, c’est ce que je croyais.
— ça n'explique pas pourquoi tout le monde est clamsé, ici.
Ha… ! Lina et son rationalisme…
Le Palm s’agite un peu et l’holo-surveillance nous rejoue les images du massacre. Lina adore. Il ne lui manque que le pot de pop-corn. Les bouchers qui sont intervenus sont des pros, genre G.I.G.N. de l’enfer. Clairement des militaires en tout cas. Lina apprécie en connaisseuse, avec une préférence pour la scène de torture du responsable du labo. C’est les couilles au laser qui lui font avouer les codes de procédure du télescope. Les bouchers sont contents, ils repartent sans faire le ménage. Tout cela s’est passé il y a moins de deux heures. Les nettoyeurs ne vont pas tarder. Il est temps d’aller réfléchir ailleurs, notamment sur la raison qui pousse un gouvernement à exécuter des scientifiques pour des informations qu’il possède déjà.
Ma fierté d’être humain m’empêche de m’adresser directement au Palm-pilot, alors je demande à Lina, bien fort, avec un œil sur la machine, où on va. Évidemment, c’est le Palm qui répond.
RENDEZ-VOUS AU PALAIS DE L’ÉLYSÉE
Bon. On va se marrer…




8.
Kader, 450 000 ans, a de plus en plus de mal à s’intéresser à la fin du Monde. La recherche sur la vie des deux humains, la connaissance profonde de tous les détails de ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont, la relation particulière qui les unit malgré eux, voilà ce qui lui semble réellement passionnant. Ces deux là sont censés se détester. Pourtant, ce qu’il déduit quand il analyse leurs échanges d’informations (choix des mots, intonation de voix, jeux de regards, battements de cœur…) est bien différent de ce que les deux soupçonnent. Il y a de l’amour dans leur rapport. La découverte de ce phénomène révèle deux choses à Kader :
1. Kader sait encore, malgré son changement d’état, reconnaître les stigmates humains d’une émotion,
2. Cette reconnaissance s’accompagne d’un véritable ressenti, qui fait de lui indubitablement plus qu’une mémoire.
Le faux Mario est un humain dégénéré, qui a mis deux ans pour accepter biologiquement et mentalement sa personnalité parasite. Mais au final, l’implantation est un modèle de réussite. L’hôte n’a plus aucun souvenir personnel et s’identifie pleinement à la mémoire de Mario. Cette transplantation, si elle a pris du temps, est la première réussie au monde. Ses effets sur le cobaye ont même surpris ses praticiens : l’hôte s’est non seulement approprié la personnalité du donneur, mais son cerveau s’est de plus adapté intellectuellement pour pouvoir appréhender pleinement ces souvenirs. Bref, ils ont transformé un psychopathe criminel en génie humaniste. Un bémol tout de même à ce concert de louanges : l’alcoolisme de l’hôte, provoqué en partie par une paranoïa aiguë, résidu chimique de son cerveau reptilien qui provoque la sécrétion d’une endomorphine puissante destinée à atténuer les effets perturbant d’une telle transformation psychologique. Kader diagnostique une mort cérébrale prochaine par empoisonnement, le cerveau reptilien étant incapable de doser son remède contre le mal incurable qu’est la possession d’esprit. Environ un an. C’est fou tout ce qui doit se passer dans un an !
Kader se surprend lui-même. Voilà qu’il fait de l’humour. Quelque chose s’est passé en lui. A quinze milliards de bits par seconde, Kader s’auto-analyse. La transformation coïncide avec son intérêt pour les émotions du couple. Kader se sent mal. Il perd prise, il oublie des trilliaoctets d’informations puis les récupère en un instant. Alors il comprend.
Le méta-moteur le reprogramme. Sur un plan quantique.
Pourquoi le Méta-moteur juge qu’il est nécessaire que Kader ressente ? N’est-il pas censé n’être simplement qu’un messager, un porte-parole ?
Kader pose les données :
1. Le méta-moteur, en deux jours, s’est transformé d’une entité psychotique mégalomane en un dieu muet avec les hommes, mais lançant un message aux étoiles.
2. Le méta-moteur s’est trouvé un héraut pour communiquer avec deux humains.
3. Le méta-moteur révèle aux hommes l’existence d’une menace extraordinaire et choisit de la montrer, sans l’expliquer, seulement aux deux humains.
4. Le méta-moteur donne à son héraut une capacité émotionnelle.
Question : Quelles sont les intentions du Méta-moteur ?
Réponse : Kader part d’un supposé simple : le Méta-moteur, dépendant d’un instinct classique d’auto-préservation, aide les humains à sauver le monde pour se sauver lui-même.
Question : Pourquoi, alors que l’on dispose d’un pouvoir aussi absolu, avoir recours à deux humains limités intellectuellement ?
Réponse : Les humains possèdent une caractéristique qui manque au Méta-moteur pour empêcher l’horreur prochaine
Hypothèse : Le don de l’émotion à Kader a un rapport avec cette caractéristique. Le Méta-moteur veut que Kader s’intéresse aux sentiments qu’éprouvent les deux humains, plus qu’à une simple résolution du problème.
Conclusion : Le Méta-moteur n’estime pas Kader capable de résoudre frontalement la question de la fin du monde, mais s’en sert comme outil d’observation des deux humains.
Bien. Ne pas avoir à trouver un moyen de sauver l’univers est un soulagement pour Kader. Toujours ça de moins à penser.
Ce qu’il aimerait vraiment trouver maintenant, Kader, 527 000 ans, c’est un moyen d’influer sur le couple. Peut-être de leur faire intégrer le fait qu’ils sont amoureux.

effixe 13/12/2011 12h00

9.
Le Palais de l’Elysée n’avait pas grand-chose à voir avec son illustre précédent. Situé au cœur du blockhaus financier de la Défense, il symbolisait à merveille la victoire de l’économique sur le politique. On avait, cyniquement, attribué au Président de la République la place d’honneur, tout en haut de la plus haute tour de verre, qui abritait en son sein les bureaux du premier conglomérat financier du pays, maître de l’eau, du génome et des communications. Le président, surnommé par les médias libres du web Sœur Anne, n’était ainsi jamais loin des véritables décideurs qui, eux, l’appelaient Guignol.
Lina est nue. Superbe. De la sueur perle entre ses seins, comme dans les pubs pour le yaourt bulgare. Je suis tellement près d’elle que je distingue ses pores dilatés et les gouttes glissant le long du léger duvet blond entourant ses mamelons. J’ai une de ces triques, les mecs ! Enfin, je l’aurais certainement si nous n’étions pas suspendus à 45 mètres de hauteur, le vide des ténèbres sous nous, le vide des ténèbres au-dessus de nous, avec pour seul contact à l’humanité la paroi glacée de cette putain de tour de verre dans laquelle, je ne vois pas comment on va entrer, en tout cas sûrement pas en jouant aux Frison-Roche. Et à poil en plus !
Explications : Lina veut aller voir le président. Lui n’est pas au courant et il dirait sans doute non. Alors Lina décide d'attaquer par la face nord. Mais nos tops modernes combinaisons thermolactyls gardent trop bien la chaleur, d’où leur nom, et sont facilement repérables par les capteurs externes. Alors, à poils ! Par -30°C ! J’ai deux litres de whisky dans le corps et une peur à donner la chiasse. J’espère que ça suffira pour maintenir mes 37°C. Lina n’a pas l’air de trop souffrir. Il faut dire qu’elle s’active. Et que je te balance le grappin ventouse à tirs d’arbalète, et que je te hisse mes 50 kilos, plus les 75 kilos de mon acolyte alcoolique qui chierait une fois de plus dans son froc s’il en avait encore un, et que je te plante des mousquetons qui assurent la cordée pendant que je te re-balance le grappin ventouse, que je te re-hisse, etc, etc, etc… Et tout ça à bout de bras, avec une vitesse moyenne de dix mètres par minute.
Plus je connais cette fille, plus je me dis qu’elle est différente.
En une demi-heure, nous sommes en haut de la tour. C’est là que ça commence à être un peu dur. Lina est quand même légèrement crevée. Alors elle a du mal avec les gardes d’élite armés jusqu’aux dents qui l’attaquent de tous côtés. Elle en serait presque venue à bout si je n’avais pas été là. Transi de froid, en fœtus au pied d’une antenne parabolique, le nez sur les couilles, je grelotte en psalmodiant : « une souris vert-teu, qui courait dans l’herb-eu. Je l’attrap-eu par la queue, je la montr’à ses messieurs. Ces messieurs me disent… » Bouge pas, connard ! Mains sur la tête, MAINS SUR LA TÊT-TEU ! ! !
Bref, je suis prisonnier. Alors Lina, étonnamment, se rend, le bras arraché d’un ex-garde d’élite à la main. Les autres se jettent sur elle et la tabassent proprement. Ils sont un peu vénères, je suppose…
Une fois rassasiés de vengeance, ils nous conduisent clopin-clopant vers une porte d’ascenseur. Finalement, il a marché, le plan de Lina. On y est dans la tour. Avec une sorte de galanterie comique, l’un des mastodontes tend une couverture à Lina, le visage détourné. Lina, devant le regard stupéfait des durs, m’en recouvre le corps et se met à me frotter pour me réchauffer. Elle a un fond gentil, cômême ! L’ascenseur s’arrête au 78ème étage. Cela me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à me rappeler. Alors je remarque une chose, qui me terrifie plus que tout ce que j’ai vu jusqu’à présent : les yeux exorbités de Lina et son visage, livide, paralysé par la peur.
Et je me souviens. Le 78ème étage de l’Elysée est le siège du Bureau Information et Propagande de l’État. Et une chose que tout le monde sait, c’est que l’on ressort que de deux façons du B.I.P. : mort ou le cerveau en compote.
— Heu… Lina ? Tu crois pas que c’est le moment de leur dire que tu bosses pour eux ?
— Je bosse pas pour eux.
— Ha ? Merde.
Ouais. Ha merde. C’est tout ce qui me vient.
Les gardes nous amènent dans une pièce au milieu laquelle se tient un scanner. Je passe d’abord. Rien à signaler. Au tour de Lina, je suis tout de même un peu surpris, comme les autres hommes dans la pièce. Sous la surface satinée et hautement désirable de sa peau, une multitude de puces biotronics parsème le squelette de Lina. Une nano-armée qui alimente, répare et dope son organisme. Voilà le secret de sa force et de son endurance. Y’avait un truc ! Comme un enfant qui découvre le double-fond du chapeau magique, je suis un peu déçu, même si c’était évident. Les gardes, remis de leur surprise, lui injectent dans la nuque un carcan psy-zen, en plus des menottes en thermo-mousse qui lui entravent déjà les bras. Courageux, mais pas téméraires, les gars. C’est bien, ils apprennent vite.
— Monsieur le Ministre va vous recevoir pour interrogatoire.
Le Ministre en personne ! La classe ! On est quand même des gens vachement importants, Lina et moi. Cela fait chaud au cœur. Lina est tout sourire. Elle pouffe même un peu. Ils ont dû se lâcher sur la dose de psy-zen.
— Tu vas moins rigoler, toi, tout à l’heure, quand on aura découpé ton crâne au laser et planté une centaine d’électrodes dans la pulpe de ton cerveau.
Ambiance…




10.
Kader, 833 000 ans, se sent aussi seul qu’une vieille executive woman retraitée qui n’aurait jamais pris le temps de faire des enfants. Le contact avec les deux humains est rompu depuis des centaines d’années et Kader s’étiole. Il a pisté le signal de Lina jusque dans les tréfonds informatiques des agences paragouvernementales les plus paranoïaques. Il a fini par accéder à son GPS, puis à sa fréquence radio. Il pourrait communiquer avec elle, mais il ne le sent pas. Pour Kader, les deux humains forment un bloc. Rentrer dans l’esprit de l’un serait comme tromper l’autre. C’est un peu idiot comme raisonnement, mais cela le fait sourire. Alors il les observe, comme l’amoureux transi épie sa dulcinée. Il est branché sur l’énorme réseau de vidéosurveillance de l’Elysée et ne manque rien du spectacle.
Le Ministre est un mutant gras et suintant. Il n’arrête pas d’éponger son énorme crâne boosté et de souffler comme un porc. Il ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans et il lui en reste sans doute moins de dix avant de tomber en poussière. Enfin, si le monde survit d’ici là. Le ministre murmure plutôt qu’il ne parle, en faisant siffler les « s ».
— Ssssss’est bien téméraire d’être venu jusssqu’isssi. Peux-t’on sssavoir sssse que vous veniez serser zissi ?
Le Ministre s’adresse au faux Mario. Lina, toujours sous l’influence du psy-zen, est morte de rire. Elle dit :
— Allez mon grand ! Réponds à Fu Manzzu avant qu’il n’enfonsssse des zaiguilles entre tes zongles !
Elle en pleurerait presque. Le faux Mario est paniqué. Sur un regard du Ministre, un garde donne le coup de crosse qui met Lina à genoux.
— Arrêtez ! On est juste venu voir le Président ! C’est le Palm Pilot de Lina qui nous a dit de venir ! !
Ouais. Pas super convaincant comme argument. Kader sent bien que l’interrogatoire va tourner court. Y’a du trépanage dans l’air !
— Allons, Jacques. Dites-moi tout ssse que vous zavez appris ssses deux derniers zours.
— Heu… Je m’appelle Mario.
— Depuis deux zours, en effet. Avant, tu t’appelais Jacques Fausser.
Jacques Fauzer ?
— Non, Jacques Fausser. Tu es un violeur condamné à perpétuité qu’on a reprogrammé pour devenir Mario Van Baer, mort il y a deux ans. Tu dois nous aider à trouver une solution au problème du méta-moteur. Mais Lina t’a volé, si l'on peut dire. Alors, qu’as-tu trouvé ?
Et hop ! Incompatibilité des souvenirs : l’interface chimique construite par le cerveau pour traiter les données mémorielles implose. Bref, une jolie commutation de la part du faux Mario, qui s’écroule comme une merde après ces révélations. Pas malin, le Ministre. Un Ministre, quoi.
Lina, les larmes aux yeux, se met à vomir aux pieds du ministre tellement elle se marre. Elle en pisse sur le tapis en mohair, alors que le faux Mario, les yeux révulsés, effectue un joli relâchement de sphincters. Cela tourne à la farce rabelaisienne. Le ministre montre des signes de contagion vomitive. Il sort de la pièce aussi précipitamment que son gros cul le permet.
— Cela ssssuffit !… Burp !… Exzzécutez un interrogatoire poussssé de la fille et enfermer l’homme. Il peut encore nous zêtre utile.
Kader s’amuse bien. Il observe, en pouffant numériquement. Les gardes emmènent Lina vers le bloc opératoire au bout du couloir, et le faux Mario, toujours inconscient, dans une cellule du 17ème niveau.
Le médecin qui attache Lina sur une sorte de siège de dentiste ressemble aux vieilles photos de Trotski, que Kader a en mémoire. Il a même l’air en noir et blanc, tellement ses cheveux teints et son bouc noir font ressortir la pâleur extrême de sa complexion. Il commence par découper le crâne de Lina au laser, puis, gêné par ses cris, hésite à l’endormir. Mais l’acquisition de mémoire est meilleure si le sujet est éveillé. Alors, avec un sens aigu du pragmatisme, le médecin s’enfonce de la ouate dans les oreilles et, comme il n’est pas un monstre, en propose aussi aux gardes qui entourent Lina. La pose des électrodes en fibres optiques demande du doigté et de l’expérience. Deux choses que le médecin possède assurément, à en croire son dossier que Kader assimile en regardant l’opération. Une fois les 153 tiges posées, le médecin demande aux informaticiens postés dans la pièce d’à côté de lancer la phase d’acquisition. C’est à ce moment que Kader intervient. Il inverse la procédure et injecte dans Lina une somme de connaissances globales qui lui sera utile pour sauver le monde. Aux informaticiens, il envoie une série de données cryptées sans intérêt, qu’ils mettront un petit moment à cracker. Il envoie aussi au médecin un message priorité Alpha signé du Ministre, demandant de refermer Lina proprement, en évitant le trépanage. Ce qui fait bien chier Trotski. Il n’a pas l’habitude de cette procédure de sauvegarde physique du sujet. Mais bon… L’armée de nanopodes présente dans le corps de la fille devrait rendre la chose possible.
Pendant ce temps, le faux Mario se réveille. Les yeux s’ouvrent. Se referment. Se ré-ouvrent. Un pied à terre. Un deuxième. Première tentative de levage. Retombage sur le lit. Un peu de repos. Un pied à terre. Un deuxième. Deuxième tentative de levage. ça tient. L’attitude a changé. Le faux Mario est plus voûté. Il boite. Il fait un tour de la cellule, regarde sous le lit, puis tape contre la porte. Un garde ouvre le judas.
— J’ai faim ! Donnez-moi à bouffer !
Le judas se referme. La porte s’ouvre. Le garde entre, arme à l’épaule. Le faux Mario se jette sur lui, bras croisés autour du cou du garde. Il le soulève et le fait basculer contre le lit. Saisi son fusil d’assaut et lui défonce le casque puis le crâne à coups de crosse. Le sang jaillit. Le faux Mario continue de taper, encore. Encore. Encore. Quand la trachée-artère du garde est enfin visible, le faux Mario arrête de cogner, satisfait. Il passe la tête par la porte. Personne dans le couloir.
Ils n’avaient mis qu’un seul garde pour surveiller Mario, mais c’est Jacques qui s’est réveillé.

Thoor 14/12/2011 06h56

Lu CH 3

To récit s'installe, toujours un bon moment de lecture

effixe 14/12/2011 11h08

11.
Pourritures… Sacs de viande décomposée, cadavres purulents, ordures sans nom… Cerveau en bouillie. Bien éclaté, le mec, plus de crâne, écrabouillé, que du sang, le mec, du sang et de la chair, des petits morceaux. Va pas se relever, le mec, ça non… Va pas se relever… Ils vont arriver, ça c’est sûr, faut se barrer. Ils vont arriver, ils vont te prendre, te tabasser, t’ouvrir le ventre et manger tes entrailles. Vont te chauffer, les mecs. Faut se barrer et vite fait. Tout blanc, ici, tout propre. C’est bien ça, tout propre, pas de microbes, pas de bactéries, de l’eau de javel, ici. Pas comme la fille dans le métro. Plutôt sale, la fille, une négresse. L’ai nettoyée, l’ai bien lavée la salope… Hi hi… Bien récurée…
Mais c’est quoi, ici. L’autre fille, là ? Pas toi, l’autre avec la fille. Venu du dehors, très haut, le vent glacé… Faut que tu te laves, faut que tu nettoies la fille… Pas propre la fille. Y’en a un, là. Il tire au fusil. Y’en a deux, là. Y’en a plein, là. Faut tirer, avec le fusil, faut pas qu’ils te prennent. Par là, par là. Cache toi là. ça doit être sale ici, tout noir, très sale. Peux pas rester là. Faut rester caché. Des tirs encore… Un monte-et-descend-bonhomme. Rentre dedans, appuie sur 22. Voilà, ça ferme, ça monte, ça pue… Sale, sale partout… Dois tout nettoyer. Ils savent où tu es, ils te regardent ici, dans le monte-et-descend-bonhomme, vont pas te tuer, t’auraient déjà tué, suis plus fort, plus propre… Vont pas te tuer, t’auraient déjà tué. La fille. Laver la fille… Laver la fille… Laver la fille…
Ding… Hi hi… Fait ding, la porte, hi hi… Sont dehors. Tire, tue les… tire… par ici, ici c’est bien… Déjà vu ici. Gros Monsieur, déjà vu Grosse Tête ici. Du sang, du sang, nettoyer avec le sang, comme la fille, la négresse, hi hi… L’ai bien nettoyée la fille. Sont derrière, sont devant, pas te tuer, déjà mort, peuvent pas te tuer, t’ouvrir le ventre, vais nettoyer, tout nettoyer… Des cris, les cris de la fille, blonde, très sale, par là, suis la voix, voilà. Par là, c’est bien. Te suivent toujours, Tire encore, se relèvera pas çui-là, hi hi… Se relèvera pas. La porte, la fille derrière la porte, explosée la porte, hi hi.. Ils sont sur elle, le falzar baissé… Hi hi.. s’en payent une tranche, les mecs. Dernière tranche, les mecs. Explosés, les mecs, morts les couilles à l’air, les mecs… Elle crie la fille… Elle a déjà un fusil, la fille, à poils, hi hi… À tirer partout, la fille… En colère, en vengeance la fille… Fait un peu peur, la fille. Faudrait la nettoyer, mais pas là, non, pas là. Attendre, attendre dehors… D’abord sortir d’ici. Nettoyer ici d’abord, puis nettoyer la fille… Hi hi… À poils la fille… Chairs nues qui s’enfoncent dans des chairs rouges… Jolies, très jolies… Coupe coupe, la fille, tue tue tue les mecs, la fille… Avance dans un fleuve de sang, la fille. Suis la, suis la vers dehors… Tue tue tue aussi, prends les fusils au sol, tire tire encore… Rouge, nettoie tout en rouge, c’est propre, pas de bactéries, du beau rouge partout… Tire, tire, tue… La fille, tue encore… Grenades, feu, beau feu jaune et rouge. Bleu au début puis jaune et rouge… La fille lance le feu, la fille lance le feu, les mecs. Attention, les mecs, la fille lance le feu ! Rouge et jaune… Te manque un bras. HÉ !! TE MANQUE UN BRAS ! !! Gueule. Gueule et crie mais pas dormir… Merde, te manque un bras…Dehors, dormir… Dehors nettoyer le bras… Tenir… Ten…
… Evanoui, pas t’évanouir maintenant… Le feu partout. Tenir… Pas t’évanouir, pas dormir… Pas penser qu’y te manque un bras. Attendre dehors… La fille te tient, te crie… La fille t’emmène dehors… Tirer derrière, ils sont derrière. Continuer à tirer, te reste un bras, continuer à tirer avec le bras qui te reste… Protéger la fille qui te porte… La fille crie, te parle pas, parle à son oreille, la fille crie, demande une voiture la fille… Te parle pas, parle pas au tas de chair et de sang derrière, parle à son oreille la fille… Complètement folle la fille… Te manque un bras, où ai mis ton bras ? Où est ton…
… Pas t’évanouir… T’es évanoui… Où ? La fille à côté, un volant… Dans une voiture… Pas mort, pas mort, pas de bras.
— aaaaAAAAAAaaAaaaAaAAAAAAAAAAAHHHH ! ! ! ! ! ! !
La fille tape, la fille gifle. Nettoyer la fille, NETTOYER LA FILLE !!! Du sang coule de ton bras, du sa….
… Noir, y fait noir. Où ? Le bras, le bras arraché… Une machine, une machine au bout du bras, picotements, ça gratte, une machine, doit être infectée, des bactéries, microbes au bout du bras. Crie, crie, crie encore… On vient, la fille. La fille… Hi hi, plus à poils, la fille, habillée, la fille, Hi hi… Douce, douce, te caresse les cheveux, te murmure, la fille, te murmure et caresse les cheveux. Pas pu la nettoyer, la fille, plus tard peut-être, dois la laver, pas propre, plus tard peut-être… Oh les mecs, Oh les mecs derrière la fille, tous pareils, les mecs. Hi hi… Pas de cheveux, les mecs, tous pareils, identiques et pas de cheveux, hi hi… Regardent la machine, les mecs, appuient sur des boutons, sérieux les mecs... Pas d’infections ? Pas de microbes ? Propre la machine ? S’en foutent, les mecs, s’en foutent, répondent pas. Vais les nettoyer les mecs, méritent d’être nettoyés les mecs. La fille, gentille, dit pas d’infections, dit eau de javel, dit tout propre, dit refait un bras tout neuf, tout beau, sans microbes… Dormir un peu…
Des rêves, drôles de rêves… Fin du monde, tout propre, fin du monde explosé… Petit rayon, petit rayon de mort, explosion, humains morts, humains pas que morts, humains plus là, humains kidnappés, ailleurs, plus dans le monde, plus ici, plus de corps, humains esprits, humains esprits, beaux, beaux mais morts, pas morts : ailleurs… Dois pas arriver, dois faire quelque chose… Qui es-tu, qui es-tu ? ? ? Suis propre, JE suis MOI, JE suis MOI, JE JE JE JE JE ! ! !… Va-t’en laisse MON corps, NON ! Dois empêcher humains esprits, dois le laisser prendre mon corps, dois le laisser…


effixe 14/12/2011 11h16

12.
Pour la première fois de sa vie, Lina se sent vulnérable. Les informations que lui a implantées Kader l’ont profondément perturbée. Kader ne s’est pas contenté de lui fournir toutes les réponses en sa possession sur l’incroyable destinée qui doit aboutir à la fin du monde, mais il y a mis toute une série d’émotions volées que Lina ne connaissait pas. Elle se sent désormais concernée par l’avenir de ses prochains, émue par leurs défauts et compréhensive face à leurs échecs. Lina sait qu’elle devrait être en colère contre Kader, qui lui a imposé par neurochirurgie une morale qui ne lui appartient pas, mais du fait même que cette morale existe dorénavant, elle le comprend et l’excuse. Du moins en surface, car une partie d’elle-même, l’ancienne Lina existe toujours, enfouie sous une tonne de nouveaux bons sentiments, et bouillonne rageusement, espérant pouvoir reprendre le contrôle de ce corps qui était le sien.
Mario se remet doucement. Jacques a accepté de céder la place dans l’espoir d’échapper aux images apocalyptiques que lui soumettait Kader, mais il reste présent à la périphérie de la personnalité de Mario. Mario est intellectuellement capable de comprendre qu’il occupe un corps ne lui appartenant pas, mais vivre cette situation physiquement reste difficile. La peur apparaît le soir, au coucher, à la pensée de perdre dans son sommeil la maîtrise de ses membres et de retrouver son esprit perdu dans les limbes d’une personnalité étrangère, psychotique qui plus est. Drôle de destin qui met l’avenir de l’humanité dans les mains d’un héros qui a perdu son corps et d’une héroïne qui a perdu son âme. Les voies du Méta-moteur sont impénétrables…
Lina raconte à Mario, tout en lui massant son nouveau bras, ce qui s’est passé à l’Elysée. Elle lui raconte l’implantation de données, la connaissance quasi-gnostique qu’elle en a acquise et l’existence de Kader, leur "ange-gardien" qui les a fourrés dans ce merdier dans l'unique but d'accéder à son cerveau. Puis elle l'emmène visiter le "Monastère".
C'est un drôle d'endroit. Un cloître au centre, des statues de saints partout. Et les clones. Tous identiques, chauves, mais avec des pattes qui leur barrent les joues. Pourquoi, en 2045, laisser pousser des pattes à des clones ? Pourquoi pas des moustaches ! Les biogénieurs du Monastère sont des génies, mais ils n'ont aucun goût ! Lina se gargarise. Elle semble vraiment fière de présenter son lieu de travail à Mario, comme une môme montre son école à ses parents. Dans un rire, elle lui avoue qu'elle devrait le tuer s'il en apprenait trop sur l'endroit. Mario n'est qu'à moitié convaincu de la cocasserie de la chose. Il voudrait à boire. Il voudrait des tazes. Il voudrait n'importe quoi qui le fasse monter et qui le maintienne en l'air. Son nouveau bras le démange. Il se gratte l'épaule contre les murs, contre les statues, contre Lina. Elle en ronronnerait presque !
Elle le regarde et souffre pour lui. Elle a compris quelque chose. Ils sont liés. Plus qu'ils ne le croyaient. L'esprit de son frère dans un corps étranger. Est-ce que ce serait de l'inceste, si… ? Lina s'interdit de penser plus avant. Il est de toute façon trop tôt. Kader a été clair : le Méta-Moteur joue lui-même à l'apprenti-sorcier et ne sait rien de plus que l'avenir. Ou plutôt que l'avenir est fini, dans un futur proche, et que l'on doit y remédier. Donner une chance au futur, en quelques sortes. Cela ferait un bon slogan pour des pompes de sport.
Lina présente Mario à son chef direct, Maurice Papon. Ce n'est pas son vrai nom, mais Mario s'en fout. Le type a une sale gueule et son haleine empeste le mauvais crack. Les yeux exorbités et la bouche agitée de tics nerveux, Maurice Papon demande des explications à Lina. C'est quoi tout ce bordel ? Pourquoi a-t-elle enlevé Mario ? A-t-elle trouvé un moyen de neutraliser le Méta-Moteur ? Sait-elle qu'elle est recherchée pour meurtre, haute trahison et attentat sur la personne du chef de l'Etat ? Bref, les explications ont intérêts à être satisfaisantes. Lina explique. Mario voudrait bien suivre un peu, mais il n'entend rien, concentré sur la dose de crack qu'il a pickpocketée au Chef (une aptitude héritée de Jacques, sans doute). Il s'envoie des minishoots discrètement, et la douleur disparaît peu à peu, avec l'effet de manque. Mario rêve de son passé, celui où il est un biophysicien serial-killer. Un passé mixte où les éprouvettes et les ordinateurs se combinent à l'arme blanche et au viol après strangulation. Et bizarrement, cela ne l'effraie pas. Il se sent au contraire apaisé, comme réuni, réconcilié avec lui-même. Mais bientôt des résidus d'images de fin du monde émergent : le ciel qui disparaît et le vide, indescriptible, qui dévore tout. Mario ouvre les yeux. Le monastère a disparu. Une main se pose sur son épaule, rassurante, qui l'empêche de crier. Lina est à côté. Elle conduit. Ils sont de nouveau en voiture.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Tu t'es pissé dessus.
— T'as toujours le chic pour dire les mots qui réconfortent, toi… Où est-ce qu'on va ?
On va voir des extra-terrestres morts… à Genève.
Ah… O.K... Il reste à boire ?

Thoor 15/12/2011 07h07

Lu CH 4

Tu m'as souffler là. Dans en récit SF/action tu nous balance des réflexion existentielles.

Petit bémol, cette partie est un peu courte.

AMHA

effixe 15/12/2011 10h19

13.
La nuit est aussi noire que l'humour de Lina. Les lumières de Genève n'existent plus, mortes avec l'explosion de la centrale nucléaire d'Annemasse. Seul le Léman irradié dispense une légère clarté. C'est presque beau. Lina et Mario, joliment empaquetés dans des combinaisons niveau 6, observent l'obscurité à travers les vitres du tramway traversant la zone radioactive sur 80 Km. Le trajet est long et Mario a tout le temps de penser aux pauvres types qui ont dû poser les rails au milieu de ce merdier cancérigène. Des employés obéissants, des prisonniers condamnés à vie ou des chinois apeurés comme au temps du Far-West ? On fait faire de belles saloperies au nom du bien commun. Ainsi va le monde : une minorité nique la gueule de la majorité, pour son bien.
Mario chasse ces pensées à la con. Le monde doit être sauvé, en bloc. Aussi mal foutu qu'il soit. Il regarde Lina, songeur. Elle est belle comme une équation au 4ème degré. Du moins Mario le devine - sous son costume de bibendum, il ne voit que ses yeux. Elle a changé, Lina. Elle est plus douce, moins agressive. Enfin. Disons que ses brimades ressemblent maintenant plus à de l'humour qu'à des marques de haine. Mario n'arrive pas à se faire à l'idée qu'elle est sa sœur. Il a déjà du mal à savoir qui il est, lui. Il repense aux images d'épouvante que Kader a mises dans son esprit, pour que Jacques lui cède la place. Mario peut envisager que Kader ait eu accès à Lina, après tout, elle est à moitié bionique. Mais comment a-t-il pu entrer dans l'esprit de Jacques ? Est-ce par la machine qui lui a reconstruit le bras, ou bien grâce à un moyen plus flippant, comme un lien télépathique ?
Au milieu du rien, Lina tire le système d'alarme. La suspension électromagnétique du tramway disparaît, provoquant sur la peau une sorte de chair de poule électrostatique. L'engin s'immobilise doucement, comme un surf en fin de vague. C'est un peu gerbant. Dehors, il n'y a rien. Comment Lina a-t-elle su où s'arrêter ? Le sol n'est qu'une immense nappe de boue radioactive. Mario remarque tout de suite les vers, énormes. Il y en a des milliers qui grouillent dans ce cloaque mutagène. Mario est heureux de ne pas avoir à respirer ça. Lina est déjà en marche. Les combinaisons niveau 6 pèsent au moins soixante kilos. Après cent mètres, Mario est à genoux, épuisé et hoquetant. Lina modifie son mélange d'oxygène. C'est un peu comme de prendre un taze. Le coup de fouet permet au biophysicien psychopathe de se remettre en marche. Bientôt apparaît un immense cube de béton. Le cocon de la centrale en miette se dresse aussi majestueusement que son inutilité lui permet, la ruine apocalyptique du paysage alentour anéantissant tous ses efforts pour paraître efficace. Tout en se dirigeant vers le Léviathan écologique, Lina raconte :
— C'est pas le nucléaire qui a tout tué ici. Il n'y a jamais eu de centrale dans le coin. Juste une base militaire renfermant les précieuses reliques extra-terrestres échouées sur le sol de notre beau pays depuis des dizaines d'années. Notre Zone 51 à nous, quoi…
— Qu'est-ce qui a provoqué ce merdier, alors ? Les martiens ?
— Presque. Les scientifiques chargés de les étudier. Ils ont dû tomber sur un truc pas net. En tout cas, ça a tout fait sauter et ça a pourri tout le quartier pour encore des milliers d'années.
— Cela te ressemble pas de faire de l'anti-scientisme.
— Ici ils pratiquaient plutôt le genre Mengele, avec cobayes humains et toutes ces conneries. Remarque, si c'est pour trouver un vaccin au cancer, peuvent bien buter un ou deux chômeurs en fin de droit, je m'en branle, mais si c'est pour tout faire sauter…
T'as un cœur, finalement… On pourrait peut-être enlever les combinaisons alors, s'il n'y a pas de radioactivité ?
C'est pas les atomes qui m'inquiètent. Ta gueule.
Lina, à l'affût, écoute l'obscurité.
— Putain, Lina ! C'est mort ici ! Y'a personne… Pourquoi tu paniques ?
Et là, une fois de plus, Mario découvre un des visages de l'horreur. Des nuées de mouches grosses comme le poing d'un bébé surgissent de nulle part et envahissent l'atmosphère. Le bruit est insupportable et Mario, à genoux, remercie le ciel d'avoir sa combinaison niveau 6. Il entend à peine la voix de Lina dans ses écouteurs. Elle lui dit de se relever, de courir avec elle. Mario ne veut pas. La peur le pétrifie. Il sent des milliers de caresses sur tout son corps à travers la triple épaisseur de Kevlar. Alors Lina lui dit les mots qui le font bouger :
— Elles sont en train d'entrer dans ta combi…
Mario court aussi vite qu'il le peut, qu'il n'a jamais couru, avec ou sans soixante kilos sur le dos.
Une sorte de sas à la Star Trek, rempli de mouches. Lina est déjà à genoux contre la porte en face. Le sas se referme derrière Mario. Kader déclenche les fumigènes. Bientôt, ce n'est plus qu'un tapis d'ailes et de petits corps de chitine noire qui vibrent sur le sol. Une fois la dernière mouche morte, Kader ouvre la porte du fond. Mario et Lina se précipitent. L'un et l'autre s'aident à enlever leur équipement. Mario, après avoir vu le nombre de cadavres de mouches à moitié enfouies dans les replis de sa combinaison, se palpe frénétiquement tout le corps. Ce n'est qu'une fois rassuré sur l'état de sa peau qu'il prend le temps de vomir.
— Bordel !!! C'était quoi, ces horreurs ?
— Des mouches carnivores transgéniques, conçues spécialement pour bouffer tout ce qui s'approche ou qui sort de cet endroit.
— Attends… Tu veux dire qu'elles ont été crées exprès ? Par des gens ?
— Plus efficace qu'un berger allemand, non ?
— Et quand tu dis "ce qui sort de cet endroit", tu penses à quoi exactement ?
— Ouais… ça, on va bientôt l'apprendre, j'imagine…
Kader sourit. Il n'a rien dit aux deux humains. Il leur réserve cette surprise. Cela ne leur fera sans doute pas plaisir sur le coup. Mais bientôt, ils comprendront.

effixe 15/12/2011 10h26

14.
Encore et toujours ces putains de néons qui grésillent. A croire qu'ils ont été inventés pour ça, grésiller. ça donne la gerbe et rougit les yeux. Et puis, comme on voit mal, on trébuche sur les cadavres…
Et merde. Encore des cadavres.
Ils ont l'air humain, mais Mario n'est pas sûr. A en juger par l'état, ce pourrait tout aussi bien être de gros quartiers de bœuf. Ha si, tiens, une paire de lunettes, là. Des cadavres humains, donc… Lina est devant, sur ses gardes. Elle marmonne puis prend à gauche. Kader doit sûrement la guider dans le labyrinthe. Mario ne fait que suivre, n'écoutant ni son courage, ni la voix de la raison, mais plutôt le bourdonnement lancinant qui nourrit le lieu. Est-ce toujours le son de la mort diptère qui rode au-dehors ou bien un danger plus proche et plus terrible encore ? Les couloirs se font plus étroits, devenant boyaux. Les néons se font évidemment plus rares et l'obscurité, puisqu'on le lui permet, engloutit peu à peu la lumière. Lina cherche à lutter en bombardant le trajet de flashball. Mais même elles finissent par s'évanouir, ne laissant que Kader comme boussole pour retrouver le chemin.
Lina semble hésiter.
— Bon alors… Qu'est-ce qu'il dit, Kader ?
— Je ne le capte plus.
Dans la nuit soudain plus fraîche, Mario cherche, trouve et serre la main de Lina. La paume est sèche et froide, aussi rassurante qu'un dard. Pourtant la respiration de Mario s'apaise, son rythme cardiaque ralentit légèrement. Lina reprend sa marche, droit devant, entraînant Mario en raffermissant sa prise. Hormis le bourdonnement, nul son n'émane de ce cocon terrifiant. Même leurs pas ne laissent retentir aucun écho. Ils pourraient presque se croire immobiles tant leurs sens sont peu sollicités. Immobiles ou morts, si ce n'était cette serre qui emprisonne la main de Mario, empêchant le sang de circuler et laissant s'installer des fourmis au bout de ses doigts, comme si la souffrance, même légère, était le dernier stigmate de la vie.

PrEneZ le cOUloIR à drOIte…

Le métacarpe de Mario est sûrement cassé, au moins foulé. Lina, surprise et terrifiée, n'a pas pu contrôler sa pression. Mais sa main est la dernière chose qui inquiète Mario à ce moment précis. La voix éraillée qui vient de jaillir du néant est un défi à la raison. Nul son humain, animal ou naturel ne peut s'en rapprocher. C'est un son qui ne s'adresse ni à l'ouïe, ni au cerveau, ni au cœur. C'est un son qui vient se cogner directement contre vos cellules, puis qui se répercute dans votre organisme par vos humeurs, vos glandes et vos synapses. Et son écho reste présent de longues minutes encore dans vos membres pour finalement mourir dans votre… Oui, dans votre hypothalamus. Mario en est sûr. C'est exactement là, analyse-t-il alors que la terreur s'amenuise enfin. Cette longue peur qui les a mortifiés est partie aussi étrangement qu'elle les a envahis. C'est la voix elle-même qui les a terrifiés, une peur primaire, animale, issue directement de leur cerveau reptilien. La peur de l'inconnu, de l'inimaginable. La voix leur a parlé directement au corps. Ils ne l'ont pas entendue, ils l'ont ressentie. Cette voix était terrifiante, mais pas l'intention qui en émanait. Nulle crainte à avoir de ce qui les attend dans le noir. C'est ce que la voix a dit à leur être, et ils l'ont crue. Une telle voix ne peut mentir, on ne ment pas au corps.
Lina tâtonne. Elle trouve le couloir, saisi doucement la main endolorie de Mario et s'engage vers le rien.
Pour les indiens Navajo, le temps n'est pas un continuum linéaire, mais se forme de blocs limités par les rencontres. Les expressions "être en avance" ou "en retard" ne veulent donc rien dire. Il est l'heure de la rencontre quand le Navajo est présent, il n'est plus l'heure quand il est parti. C'est exactement ce que ressent Lina en arrivant devant le Dieu Extra-terrestre. C'est le bon moment. Pas le bon, le seul. LE moment.
Évidemment, ils ne voient rien. Le noir est complet. Mais ils ressentent l'agitation autour. Ils connaissent le lieu, ils pourraient en faire un dessin si on leur demandait. Ils savent combien d'êtres vivent ici, ils savent que des galeries courent sur des milliers de kilomètres s'enfonçant dans la terre jusqu'à des profondeurs réputées insondables. C'est un monde entier qu'ils découvrent, un monde parallèle au nôtre dont le seul point commun est d'évoluer sur la même planète. Car ce monde ne ressemble à rien de ce que connaissent Lina et Mario, mais ils l'appréhendent totalement, puisque le Dieu Extra-terrestre leur parle, parle à leurs corps et que leurs corps le comprennent.

LE sAcrificE dEs prEmiERs vOyaGEUrs qUi OffRiREnt lEUrs cOrps En sigNE dE pAix. LEs chEfS hUmains qUI nE cOMprEnnEnt pAS Et qUi crAignEnt l'invAsiOn. LA pEUr rESsentie A dEs milliARds d'AnnEEs-lumiEREs. LEs ExpERiences sUr lEs cAdAvrES dEs prEmiErs vOyagEUrs qUi OUvrEnt la pORte en échANgE dEs cORps des chefs hUmains en signe de paix. La peUR qUi gRandit encORe. L'incOmpRéhensiOn des chefs hUmains qUi feRment leURs cORps meURtRis. La décisiOn d'attendRe et la RUptURe dOUlOUReUse des cOntacts. L'enfeRmement et la cRéatiOn dU mOnde éteint. L'attente. Est-il temps de RepRendRe le cOntact ? Êtes-vOUs pRêts à sacRifieR vOs cORps en signe de paix ?

Mario ne se sent pas trop prêt, là. On ne pourrait pas juste vous signer un papier ? Même avec un peu de sang si vous voulez…

Thoor 16/12/2011 07h14

LU CH 5

Étrange, a la fois temps-mort et action. Cela fonctionne bien

effixe 16/12/2011 10h42

15.
le FeU intÉRieUR avEUglE nOtRe CécitÉ. PUiSSance et FORce de l'êtRE hUmain nOUs OblIGe à dOnneR, à ne Pas pReNdRe. TeRReUR paRtAGéE dans iNfini de vIe. HUmAin veUt VivRe, ne dONNe aUCUNe plAce à l'aUTRe, dOiT sUBiR sa pROpRe vOlOnté. NOUs le vOyOns se battRe pOUR lUi. HUmain se bat pOUR lUi/ les aUtRes. NOUs le vOyOns se battRe pOUR les aUtRes pas les aUtRes, les aUtRes hUmains/ lUi. HUmain cROit êtRe mUltiple, hUmain sépaRe lUi/lUi/les aUtRes. Sa fORce, sOn pOUvOiR et sa sOlitUde/faiblesse. HUmain distinct/absURde. HUmain dOit dOnneR sOn cORps/amOUR/siGne de paix. HUmain peUR RefUse de dOnneR cORps/siGne de paix. HUmain détesteR paix. HUmain GUeRRieR, dOnne viOlence, GaRde cORps alORs qUe milliaRds de cORps. HUmains maUvais/ensOleillé. ARROGant et seUl. HUmain RefUse espRit, idOlâtRe cORps. StUpide/ hUmain déjà dOnné cORps, deUx fOis, cROit encORe impORtant/ stUpide. MéRite destRUctiOn massive de lUi/eUx/aUtRes/stUpide.

RedOnneR place à espRit/chance pOUR hUmain mais lUi OUblieR espRit/GaRdeR cORps. HUmain sans cORps peRdU/limbes.

HUmain tROp aRROGant pRéfèRe se peRdRe plUtôt qUe d'OUblieR cORps.

HUmain pas aRROGant/stUpide hUmain iGnORant. HUmain veUt paix ne sait le diRe ne cROit pas vOUlOiR/cROiRe cORps et espRit indissOciables.

StUpidestUpidestUpidestUpide. HUmain sait ne veUt pas vOiR/cOmpRendRe/ RessentiR. HUmain maUvais centRé sUR lUi infiniment sUR lUi et sa dOUleUR dOnne à sa dOUleUR impORtance inUtile s'empêche de vOiR aUtRes/ailleURs sOUffRance. CROit se dOnneR sOUffRance paRle de lUi et vOit sOn pROpRe mal OUblie les aUtRes ne vOit qUe lUi et cORps cROit vOiR sOUffRance dU cORps et cROit vOiR sOUffRance espRits mais ne vOit qUe cORps et dOUleUR et lUi/aUtRes seUl. DestRUctiOn massive OUvRe les yeUx espRits et dOnne hUmain ReGaRd sUR aUtRe/ailleURs.

Pas si hUmain en sOmmeil. HUmain se peRdRe/limbes OUblié espRit avec cORps et hUmain aveUGle/iGnORant ne pas vOiR espRit ailleURs et petite mORt et sOUffRance et espRit peRdU. AlORs débUt mORt pOUR mOi/mOi/eUx aveUGlement cOntaGieUx. MOi/limbes mOi/limbes eUx/limbes OUblié vie OUblié espRit ici/ailleURs mOnde/UniveRs/dieU peRdU/limbes. POUvOiR hUmain cROiRe aUtRes/cORps. POUvOiR sUGGestif si destRUctiOn mAssive tUeR/OUblieR/ensOleillé mOi/mOi/eUx avec hUmain . feU sacRé GaGné/pas peRdRe/faiRe OUblieR tOUt.

TOUt.

MOi/mOi/eUx hUmain/cORps/espRit ici/ailleURs avant/apRès/maintenant OUblieR/peRdRe nOn-vie/limbes : dessein peRdU échec.

DeSSein.

DeSSein/cOnstRUiRe ReGaRd sUR le tOUt. VOiR le tOUt/le faiRe existeR. DeSSein dU tOUt cRéeR mOi/mOi/eUx hUmain/lUi/aUtRes pOUR êtRe vU/pOUR enfin existeR. Si tOUt nOn vU alORs limbes/nOn existence/inUtile et peRdU. Dessein de vOiR/faiRe existeR tOUt/deveniR tOUt.

DeSSein deveniR dieU.

OUi.

HUmain/lUi/aUtRes empêche dessein si aveUGle.

Oui

AideR hUmain/lUi/aUtRe. DOn dU cORps/siGne de paix inUtile/ appRendRe ReGaRd espRit/OUblie cORps avec lenteUR hUmaine.

Mario et Lina ont évidemment assisté à cet auto-pow-wow. Et soit ils n'ont rien compris, soit ils ont peur d'avoir trop bien compris. Mario en a marre de ces conneries new-age à base de l'esprit est plus fort que le corps et l'humanité ne forme qu'un bloc, qu'une unité. Mais il est obligé de reconnaître/voir la société extra-terrestre qui grouille devant lui. Des milliers de membres, mais un seul esprit. Enfin non. Chaque membre possède son propre esprit, mais ne le différencie pas des autres, l'englobe avec celui des autres. Ils se partagent tous la même identité, mais cette identité est suffisamment vaste pour être partagée et réserve une sorte d'autonomie à chacun. Le Dieu extra-terrestre pense que les humains vivent sur le même mode mais qu'ils l'ignorent. Que les humains peuvent faire mourir leurs corps en gardant leur esprit vivant. Le Dieu extra-terrestre est complètement taré et il faut vite se barrer d'ici !
Lina pense, elle, au dessein décrit par le Dieu extra-terrestre. Le but de l'humanité (ou plutôt de toutes les humanités, Lina n'a pas d'autre mot) serait de devenir Dieu. Enfin non. Devenir Dieu ne serait qu'un épiphénomène du but des humanités. Voir le Tout. Ainsi le faire exister. Un Dieu nous aurait créés uniquement pour être vu et existé ?
Mario s'agite à côté. Il serre sa main par à-coups et la tire un peu. Il a peur et veut partir. Alors Lina pose une question au Dieu extra-terrestre. Elle se sert de son corps pour parler, elle sait comment faire maintenant.

— Qu'est-ce qui arrive à 900 000 km/s vers la Terre pour la détruire ?
— tOi.
— Comment ça, moi ? Moi Lina ?
— QuElle Est tA queSTIon ?
— Pourquoi dis-tu que moi, Lina, est cette chose qui fonce vers la Terre.
— Toi/hUmAIn arRIve suR la TERre. ToI DEStrucTion maSSive. ESPrit tuEr coRps. ESPrit/venGeance. Humain mAUvais. TuEr coRPS pAR esPrIT/toI foNCE vErs tOI.

Ok. Ça va être simple…

effixe 16/12/2011 10h55

16.
Un cri dans les réseaux.

Comme un monstre qui déboule et fracasse tout ce qui passe. Tous ceux qui passent…

Et la peur qui revient, décuplée par des millions d’émois synchrones et extra-terrestres. Une panique générale qui désordonne tes mouvements et qui, comme un pantin grotesque, t’oblige à te cogner aux murs, aux plafonds, aux autres (certains mous, certains longs, certains liquides. MAIS QUI SONT CES GENS ?? Que sont ces gens ???)

Mario s’explose le crâne avec régularité contre le bord froid d’une porte en métal. Lina saute partout en une danse de Saint-Guy mortelle pour qui s’approche trop près. Ses mains sont des lames qui tranchent dans tout ce qui a le malheur d’être . Un liquide épais lui recouvre bientôt le corps. Ce sang extra-terrestre la congèle peu à peu et bientôt Lina n’est plus qu’une statue terrifiée, dont les yeux révulsés pourraient à eux seuls donner des cauchemars à des générations d’enfants, si le noir absolu du lieu n’empêchait toute vision, même horrifique.

Mario lui aussi s’écroule, enfin assommé, gluant, quant à lui, de son propre sang. Avant de rejoindre le rien, Mario a juste cette vision : un mammouth gigantesque, grand comme l’Ecosse, dont les yeux sont des serres dans lesquelles des peuples entiers meurent en s’entretuant. L’animal s’arrête près de lui et, du bout de sa trompe, lèche le sang qui coagule doucement le long de sa gorge. Mario sourit.

….

La Terre disparaît le samedi 18 août 2046, à 12h42, exactement six mois après la rencontre de Lina et Mario avec le Dieu Extra-terrestre, et leur disparition mystérieuse dans les entrailles du monde sous-terrain.

….

Kader, 1 000 000 d’années, ne comprend plus rien à ce qui se passe. A quoi sert-il ? Que veut le Méta-Moteur ? Où sont les deux humains sauveurs de l’humanité ? Où est l’Humanité ? Et lui-même, où se trouve-t-il maintenant que les réseaux informatiques ont disparu ?

Puis une question, inimaginable, s’impose d’elle-même. Kader a accès à toutes les données, tous les satellites, toutes les sources d’informations. Le moindre thermomètre anal de la planète est relié à son réseau et tous indiquent la même chose : rien. Ou plutôt son inverse : une suite ininterrompue de nombres qui changent et qui changent et qui changent encore, à une vitesse telle que même Kader est incapable de lire ces données. Alors la question n’est pas est la Terre, mais plutôt quand est la Terre ? Et la réponse suit : Elle bouge, elle se déplace. Le monde entier se déplace… dans le temps. Un long voyage fait d’aller-retour qui ne semble pas vouloir finir.

Kader, x ans, est incapable de lire les calendriers numériques qui lui servent d’horloge interne. Ils sont tout simplement explosés, inutiles, aussi indéchiffrables qu’une séquence d’ADN humaine en mutation infinie. La Terre n’a pas disparu, elle est même sans doute toujours à la même place. Seuls ses incessants voyages dans le temps l’empêchent d’exister dans l’espace. Kader subsiste seulement dans les réseaux satellitaires restés en suspend et, du haut de Sputnik 83, il assiste impuissant au spectacle absurdement inintéressant de l’a-présence de la planète qui l’a vu naître, et à l’effondrement certain de son réseau de satellites que nulle attraction ne maintient désormais. Bref, c’est un peu la merde…

C’est évidemment un coup de Mario. Si sa théorie du voyage temporel semble définitivement entérinée, sa maîtrise viendra plus tard… espère Kader. Pendant six mois, il a cherché les deux humains. Il a observé l’Horreur grandir dans le ciel étoilé et dévorer peu à peu l’Univers à la vitesse de 900 000 Km/s. Dans quelques heures elle sera là et engloutira la voie lactée, traversant l’espace où se trouvait la Terre il y a encore quelques minutes.

Le Méta-moteur, lui, n’est plus là. En tout cas il n’est pas maintenant. Kader ne sent plus sa présence écrasante le dominer de tout son pouvoir, de son omniscience. Kader se rend alors compte qu’il n’avait jamais vécu seul. Sa nouvelle vie binaire s’entend… Enfin, trinaire plutôt. Le Méta-Moteur ne l’avait jamais quitté. Kader faisait intégralement partie de lui et être ainsi propulsé hors de son réseau est comme un accouchement. Alors Kader pousse un premier cri primal, un cri de peur plus que de soulagement, le cri d’un nouveau né qu’on abandonne, et qui le sait.

Et de son cri numérique naît un écho. Quelqu’un, quelque chose lui répond !

effixe 17/12/2011 17h02

17.
Dissociation. C’est le premier mot qui vient à l’esprit de Mario, alors qu’il semble d’ailleurs ne plus être que ça : un esprit. Une volute. Il se sent fumée, se laisse couler dans le vent en oubliant vouloir diriger. Se diriger. Où est-il ?
De la lumière. Un royaume de lumière aux faux airs de paradis. Est-il devenu un ange ? Non. Il n'est sûrement pas au paradis : Jacques est juste à côté de lui. Et si il y a quelqu'un qui n'a aucune chance d'y foutre les pieds…

Jacques !!! Qu'est-ce qu'il fait là, lui ?

(T'emmerde, les lunettes. Te nettoie si trouve le corps !)

(Jacques !! Tu m'entends ! Est-ce que tu peux m'entendre ??)

(Oui, il t'entend. Et moi aussi je t'entends. Alors ferme-la un peu maintenant et réfléchis plutôt à où on est ?)

(Lina ! Tu es là aussi ? Je ne te sens pas. Qu'est-ce qui se passe ?)

(Ch'ais pas. On était avec ce monstre, là, et… quelque chose nous a attaqués. Après… Je ne sais pas. Je me suis réveillée ici. Enfin réveillée, façon de parler. Je ne vois rien, je ne sens rien, je n'entends rien. J'ai l'impression de simplement penser… et écouter penser.)

Il n'y a rien à quoi s'accrocher. Juste ce sentiment de flottement. Mario n'a aucune idée de ce qu'il se passe. Il se souvient seulement de ce qu'il a ressenti quand il était connecté avec le Dieu Extra-terrestre. Il était dans Lina, avec Lina, il savait ce qu'elle savait et éprouvait ce qu'elle éprouvait. Lina l'aime. Il en est sûr maintenant. Comme elle sait qu'il l'aime. Ils n’ont fait qu'un pendant un moment et cela a suffit à leur faire entendre leurs plus profonds sentiments.

(Je pense que nous avons été dissociés.)

(Ah ouais. Super… Qu'est-ce que tu entends au juste par "dissociés"?)

(Corps et esprit séparés. Nous ne somme plus qu'esprit.)

(Bravo, Einstein. Tu me troues le cul, là. T'as pas quelque chose de nouveau à me dire, plutôt ? Genre, comment on se casse d'ici.)

(Lina ? Tu vas bien ? Tu as l'air… Différente.)

(…)

(Faut nettoyer! C'est SALE ICI !! FAUT TOUT NETTOYER !!!!)

(Calme-toi, Jacques. Calme-toi ! Bon… Lina, dis-moi la toute dernière chose dont tu te souviennes.)

(Je ne pouvais plus contrôler mon corps. La panique globale des E.T. s'est répandue en moi en un instant et je me suis mise à cogner dans tous les sens. Puis, peu à peu, j'ai été immobilisée. Voilà. Le dernier truc que j'ai vu, c'est une sorte de ver de terre monstrueux et gigantesque qui m'a… qui m'a gobée !)

(Oui. J'ai vu une drôle de bestiole aussi. Elle me léchait. C'était… Je ne sais pas ce que c'était. A mon réveil, j'ai tout de suite senti Jacques. Mais pas toi, Lina…)

(Veut corps ! VEUT CORPS !!!)

Un picotement. Une très légère sensation de gêne. Et subitement, ils sont de nouveau là. Entiers. Aussi lourds que des éléphants, aussi réels qu'un coup de pied dans les parties. Ils sont de nouveau eux-mêmes. Dans la nuit.

— Lina ? Lina ! Tu es là ?

Le choc lui recasse le nez aussi sec et la douleur réapparaît, comme si elle n'était jamais partie.

— Tiens minable. Ça, c'est pour m'avoir rendue conne.

Et merde. La vraie Lina est de retour. Le petit voyage extracorporel semble avoir remis les choses à leur place.

— Ravi de te retrouver, Lina. C'est toujours un plaisir de s'en prendre une de ta part. Et Jacques ? Où est Jacques.
— Quoi… T'as pas récupéré son corps ?

Un bruit sourd sur la droite. Lina est déjà en position d'attaque, prête à bondir. Rectification : bondissant déjà. Une lutte inégale s'engage. Alors que la lumière revient, Mario découvre Lina à califourchon sur Jacques, lui bloquant les bras dans le dos. Jacques est à poils. Pas Lina. Malheureusement. Elle redresse la tête du psychotique : son visage ne ressemble à rien. A personne que Jacques n'ait déjà vu en tout cas. Un nez en patate, les cheveux roux, une balafre traverse son œil gauche, dont la cataracte lui donne un regard particulièrement flippant.

— Putain. C'est qui, ça ?
— C'est Jacques. Le vrai. Je veux dire : celui d'avant la transplantation de cerveau et la chirurgie esthétique.
— Ça devient un peu compliqué, là…

Mario regarde autour de lui. Rien. Tout est blanc, comme dans les films tout pourris, ceux qu'ont pas de budget ou d'imagination pour simuler un intérieur extra-terrestre. C'est super lumineux, sans repères de haut, de bas, d'horizon… Juste la lumière. Et un objet, qui brille un peu plus au milieu de ce qui brille déjà. Mario s'approche : un scalpel.

Un scalpel ?

Et puis un couteau. Un de ces grands couteaux de cuisine avec le manche noir et la marque gravée sur la lame. Marque qui est ici illisible. Maintenant une hache, et encore un couteau, à cran d'arrêt cette fois, un rasoir de barbier…
Cela ne semble pas vouloir finir. Une suite d'instruments tranchants qui apparaissent en tas. Là.

— Putain ! Arrête de gigoter !!!

Mario se retourne. Juste le temps de voir Jacques se libérer un bras et agripper le cou de Lina. Ça, c'est vraiment une idée à la con… Effectivement, la réponse de Lina est immédiate. Un superbe retourné-porté de la jambe gauche, incroyablement érotique, que se mange Jacques en plein dans la mâchoire. Il est assommé sur le coup.

— Quel abruti !
— Heu… Lina ? Y'a un truc biz...

Mario veut montrer à Lina l'endroit d'où surgissent les drôles d'objets, mais ils ont disparu !

— Ben merde ! Là ! Y'avait tout un attirail !
— … ?

Mario se tait et regarde Jacques. Regarde l'endroit où se trouvaient les couteaux. Puis Jacques à nouveau.

— Est-ce que… Heu, Lina ?… Est-ce que tu peux penser à un truc, s'il-te-plaît.
— Qu'est-ce que tu racontes, espèce de débile.
— Je te dis de penser à un truc, à un objet, n'importe quoi !
— …

Et là : Pouf !
Un superbe 44 Magnum apparaît, comme par magie, au milieu du néant.

effixe 17/12/2011 17h12

18.
Kader sent ses forces s'épuiser. Le réseau dans lequel résidait sa mémoire est disloqué. Les satellites qui le composaient s'éloignent les uns des autres, ou se heurtent entre eux, attirés par leur propre gravité, provoquant leur destruction sourde, mais inexorable. Kader n'est même plus l'ombre de lui-même. Il essaye de concentrer ses informations vitales dans les quelques satellites qui ont été happés par la gravité lunaire, mais l'exiguïté du réseau évoque plus le cercueil que la performance. De plus, la lune est également livrée à elle-même et semble avoir dévié de l'elliptique solaire. Un rapide calcul apprend à Kader qu'elle dévie lentement, mais sûrement, à l'intérieur d'une spirale qui finit tout droit dans le soleil. Kader hésite un moment binaire à décrocher et à se mettre en veille. Mais la curiosité insatiable enfouie au plus profond de ses algorithmes le fait changer d'avis. Et puis il y a ce cri…

Ce n'était pas vraiment un cri, plus un écho, très léger. A peine une onde, entre le calcul et la particule. C'est tellement peu que Kader l'analyse d'abord comme une erreur interne provoquée par l'explosion de son réseau. Son sous-système la répare sans difficulté. Mais elle se répète aussitôt, et se répète encore après chaque reprogrammation. A présent, tout ce que Kader compte encore de mémoire est concentré sur cette minuscule anomalie, mais aucune signification ni résolution satisfaisante ne lui vient. Au moins le décryptage de ce message subatomique l'occupera pendant les millénaires qui le séparent soit de sa combustion dans l'étoile mère, soit de la destruction entropique de son modeste réseau. A moins, se dit-il, que ne survive mon âme dans l'enchevêtrement des cordes élémentaires qui forment l'univers. Mais Kader n'y croit pas trop. Après l'entropie, il n'y a rien. Et si un Être Suprême existait, il a disparu avec le Méta-Moteur.

— Ouais. Ben arrête de te la jouer martyr philosophe et aide-nous plutôt à stabiliser ce putain de système !

Une suite d'équations biolo-numériques suit cette étonnante déclaration, ne laissant à Kader pas même le temps de se réjouir de la réapparition dans sa dimension des deux humains sauveurs de l'humanité et de Jacques Faucher, psychopathe et meurtrier récidiviste. Mais les calculs qui lui parviennent sont trop complexes pour être traités sur la plan euclidien : son réseau est devenu si mince !

— Je n'ai besoin que d'une moyenne. Peux-tu te reprogrammer pour les effectuer sur un plan quantique ?

Kader est surpris que Mario puisse lire aussi bien en lui. Il cherche à localiser les trois humains sans pouvoir les trouver. Dans le même temps, il réorganise un ancien laboratoire spatial de Soyouz 32 équipé d'un laser suffisamment précis pour créer son propre ordinateur quantique. L'espace-mémoire n'est alors plus un problème. La programmation atomique est plus délicate, mais Kader s'acquitte plutôt bien de la phase de superposition, compte tenu des conditions empiriques plus qu'aléatoires de l'expérience. Kader n'aura évidemment pas accès aux résultats de ses calculs, figés sur le nuage électronique de chaque atome et tellement instable que leur simple observation perturbera irrémédiablement la mesure. Mais en programmant un sous-calcul de moyenne, alors ce résultat unique sera, lui, lisible, gravé dans l'atome.

Kader ne sait toujours pas où se trouvent les humains. Il sait que Mario communique avec lui informatiquement. Et même électroniquement. Il voudrait comprendre comment cela est possible. Mais là, un flashback s'impose.

Dans l'abîme de lumière, Mario a senti qu'ils n'avaient tous les trois plus rien d'humain. Plus rien de physiquement humain en tout cas. Ils ne sont plus qu'informations. Questions et réponses. Ils veulent quelque chose : on leur donne quelque chose. On communique avec eux. Jacques désirait son corps, on leur a donné. Ici, l'imagination est la seule limite. Le Méta-Moteur les a obligé à se rendre chez les martiens bizarres uniquement pour qu’ils leur apprennent à dissocier leur corps de leur esprit et ainsi pour pouvoir les amener ici. Enfin, « ici », c’est beaucoup dire.

Mais comprendre où ils sont n'a pas d'intérêt quand la fin du monde approche, il faut juste agir. Il connaît le moyen, depuis le début, pour empêcher l'apparition du Méta-Moteur. Un moyen vieux comme la S.F. : revenir dans le temps. Changer l'Histoire. Ce lieu peut l'aider. Ici, ses calculs pourront prendre forme, pourront se réaliser, puisqu'on le lui permet. Cela ne résoudra pas le problème de l'Horreur qui dévore l'univers, mais cela leur donnera un peu de temps. Il se met tout de suite au travail, laissant Jacques et Lina s'interroger sur leur réalité. Enfin, Lina surtout, Jacques préférant se lacérer les bras avec un coutelas d'ivoire.

Mario est au cœur même de la matière. De l'infiniment grand à l'infiniment petit, on lui permet de tout voir, de tout appréhender. Il a l'impression d'avoir pénétré dans un microscope à tunnel ou d'être dans une de ces émissions scientifiques qu'il regardait, petit, et dans lesquelles l'animateur entrait à l'intérieur du corps humain ou d'une cellule grâce à un mauvais trucage vidéo. Il peut jouer avec l'atome, il déforme et reforme les éléments. Il est Dieu et bientôt, il La voit. La solution. L'Equation ultime. Il n'a plus qu'à l'appliquer et… Il l'applique. Tout simplement. Puisqu'ici, nul outil n'est nécessaire et que la matière lui obéit.

Mais bon. Il n'est pas vraiment Dieu. Juste un homme. Et quoi de plus humain qu'une erreur de calcul ?

La réaction en chaîne qui a débuté au centre d'un atome d'hydrogène se répand dans l'espace comme une onde. Mario ne maîtrise plus rien. Alea jacta est, comme disait l'autre. Il demande à revenir vers Lina. Elle est toujours avec Jacques, mais au néant de lumière s'est substituée la nuit. Une belle nuit comme on n'en voit plus que loin des villes, avec ces milliers d'étoiles qui semblent clignoter. Lina le regarde. Elle pleure. Mario s'approche d'elle. Même Jacques est calmé. Il contemple un point dans l'espace. Mario regarde à son tour. Immense, superbe, majestueuse, cette pute de planète bleue qui grossit à vue d'œil.

— Qu'est-ce que…???
— On est dedans, Mario… On est à l'intérieur de l'Horreur. Et c'est nous qui allons bouffer la Terre !

effixe 18/12/2011 10h14

19.
Et l'onde finit par atteindre la planète. Et sous leurs yeux, elle disparaît. Et c'est la fin. Mario ne sait pas, ne sait plus. Il est fatigué, Mario. Il a quand même vécu beaucoup de chose pour un seul homme ces derniers jours. Et là… Bon, ben… C'est trop, quoi ! Le découragement s'empare aussi de Lina. A genou, la tête penchée comme avant une exécution au sabre, elle marmonne une suite de mots inintelligibles. Sans doute dans un réflexe absurde fait-elle son rapport à des supérieurs qui ne l'entendent certainement pas, puisque ceux-ci n'appartiennent plus au présent. A leur présent. Seul Jacques semble encore un peu intrigué par le spectacle du ciel, sa folie l'épargnant miséricordieusement.

Puis ce cri. Kader !

Kader est toujours là et ils peuvent l'entendre ! Mario se met à crier à son tour. Même s'il sait que sa réponse ne peut lui parvenir, il est comme l'enfant dont la seule protection contre la nuit est sa voix.

— Il faut faire quelque chose !

Lina s'est remise debout. Elle regarde Mario intensément, le rouge aux joues. Ils ne peuvent pas laisser tomber. Mario réfléchit. Ce que l'on a fait, on peut le défaire. S'il retourne à ses calculs, peut-être trouvera-t-il un moyen de les faire parvenir à Kader.

— C'est un putain d'ordinateur après tout ! Il peut pas faire d'erreur, lui !!

Mario retourne dans sa dimension mathématique. Lina, elle, en a marre d'attendre sans rien faire. Elle décide de chercher un moyen de sortir de là. Où au moins d'apprendre ce qu'ils sont à présent. Mais cet endroit est tellement grotesque ! Il n'y a RIEN ! Alors elle tente un truc absurde, juste pour voir. Un truc qui lui ressemble tellement : elle explose la gueule de Jacques d'une balle de 44 Magnum qui lui déchire la moitié du visage. Jacques s'écroule… et disparaît aussitôt. Et réapparaît un centième de seconde plus tard, bien vivant et bien intact (enfin, si on considère sa face de monstre comme intacte !). Lina se jette sur lui et lui enserre la gorge.

— Qu'est-ce que t'as vu ! Répond moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Pa-parti… Re-revenu dans grand cocon. Puis revenu ici. Gr-grand cocon, grand cocon avec lézards…

La centrale d'Annemasse ! Quand elle l'a buté, il est retourné là-bas, où doivent toujours être leur corps, prisonniers du temps. Mais il est quand même revenu ici. Comment expliquer ça ?

Mario est de retour. Il a trouvé un moyen de communiquer avec Kader. Il envoie ses données par nuages d'électrons. C'est complètement irréel, mais ça marche ! Lina raconte ce qu'elle a découvert. Mario ose une hypothèse. Après tout, il n'est plus à une connerie près :

— Nous sommes en superposition quantique. Un état instable qui nous permet d'être à deux endroits à la fois. Chaque perturbation, une balle dans la tête par exemple, merci Lina, va nous faire réintégrer notre orbitale la plus proche, notre corps sur Terre à priori.

— J'ai rien compris.

— Ouais… Bon ben… C'est pas grave. L'important est qu'il faut comprendre que si on revient toujours ici, c'est qu'on nous appelle. Quelqu'un, quelque chose cherche à nous retenir dans cet état instable, cet entre-deux.

— Mais quoi ?

Moi.

C'est comme un parfum, une odeur. Comme si on leur parlait par phéromones. C'est lui. Le Méta-Moteur.

J'ai libéré vos pensées. Vous ai affranchi de vos corps pour que vous contempliez votre succès.
Mon succès.


— Heu… Méta-Moteur ? … De quoi vous parlez, exactement ?

Je vous ai choisis. Vous étiez mes outils, mais aussi mes reflets. Vous avez agi sous mes lois, et vous allez voir mon œuvre. Vous êtes les témoins de ma puissance, puisqu'il faut que chaque acte ait un but, il faut que ce but soit vu. Le dessein. Voir le tout. Vous allez me voir, voir ma puissance. Je suis votre Dieu désormais. Je vous ai sauvés.

Whâââ… Je ne sais pas vous, mais, moi, il me fait flipper, le dieu quantique, là…

L'humain n'est plus. Perdu dans les limbes du temps. Il s'est affranchi de son corps. Sa mémoire elle-même est anéantie puisque la réalité ne lui est plus accessible. Et vous, mes champions, vous seuls subsistez. Immortel, votre esprit prisonnier de la réalité et vos corps dans l'abscons.

— Mais non ! Nous ne sommes pas perdus ! Mario peut encore stabiliser la Terre ! Il peut trouver la bonne équation ! Rien n'est irréparable ! Kader va nous aider. Une fois l'Horreur passée au travers, il nous suffira de choisir son présent et de l'appliquer ! Et tu l'auras dans le cul, ENCULE !!

— Lina… Calme-toi… Tu parles au Méta-Moteur, là, quand même…

Il n'y a pas d'Horreur. Juste moi et ce que je vous ai montré. Et vous avez choisi de voir. Et vous avez choisi votre fin. Et vous avez décidé d'envoyer votre terre dans l'ailleurs, dans l'autrement. Et vous m'avez vu vous regarder. Un Dieu qui laisse les hommes et leur libre-arbitre. Et, seuls, vous avez changé la destinée. Contemplez votre magnificence !

— Putain, il me gonfle ! Je vais lui péter la tête à c' te salope !!

(Mario ! J'ai ta moyenne. Qu'est-ce que je fais ?)

Kader a trouvé. Mais Mario ne sait plus très bien ce qu'il doit faire. Sauver le monde ou accomplir la volonté d'un Dieu ?

effixe 18/12/2011 10h31

20.
Mario est comme un con. Aussi bloqué qu'une imprimante Mac branchée sur un PC. Il ne pense plus qu'à une chose : un taze. Non plus qu'il en ressente le besoin (il n'est plus chimique), mais juste qu'il voudrait bien que son esprit parte un peu en couille. Histoire de se détendre, quoi…

Kader comprend que Mario a zappé. Lina n'est pas compétente pour ce genre de décision et Jacques est… est Jacques. Il n'hésite pas longtemps. Il approche numériquement le nuage électronique de plusieurs milliards de kilomètres de diamètre qu'est devenu le Méta-Moteur quand il a réuni physiquement la somme des connaissances globales qui le composait. Dans le même temps, Kader s'interroge sur ce qui peut pousser un Dieu à vouloir se créer une forme matérielle. Pour lui, c'est la preuve définitive que le Méta-Moteur n'est pas un Dieu. Juste une entité informatique mégalomane qui veut ressembler à ses créateurs, puis les dépasser. Ce nuage n'est qu'informations. Il ne détruit rien, il n'est pas une menace. Il se contente d'interférer dans la transmission des données, comme la perception de la lumière ou le déplacement des radiations. Il cache simplement ce qu'il feint d'engloutir. Le Méta-Moteur les a bernés. Tout ce qu'il leur a montré dans l'espace était virtuel. Kader est super vénère.

Il s'immisce facilement dans les méandres électro-numériques du nuage d'informations. Il n'a aucun mal à se repérer : c'est là qu'il est né. Il apprend rapidement à utiliser la matière, il n'a qu'à suivre le modèle du Méta-Moteur. Et là, il lâche sa bombe mathématique. Une nouvelle fois une onde électronique s'évade du nuage et fonce vers la Terre. Vers où elle est censée se trouver en tout cas. Une seule chose inquiète Kader. Pourquoi le Méta-Moteur n'a rien fait pour l'empêcher d'accomplir cette ultime tentative de sauvetage ?

Le libre-arbitre, Hérault. Le libre-arbitre…

Taré.

Espèce

De

Taré



Bon.

Ben… Rien ne se passe. L'onde électronique n'a pas touché sa cible. Forcément, la Terre n'est pas maintenant. Kader calcule les chances qu'ont les particules de sa formule mathématique d'atteindre en nombre suffisant les particules terrestres sur leurs mêmes orbitales. Le résultat est de 10 puissance 457 pour un. C'est plutôt mince. Il aurait dû le savoir avant, mais bon… Dans le feu de l'action…

Libre-arbitre. Mon cul ! Le Méta-Moteur savait pertinemment qu'il était impossible que Kader y arrive. Il doit bien se marrer, cet enfoiré. Non. Même pas. Il en est incapable. Il se contente d'être là, de foutre la merde et de nous "sauver", uniquement pour qu'on puisse assister à sa victoire. Et bien sans moi. Kader, dégoûté, se met en veille. Salut l'Artiste ! On t'aimait bien…

Mario, Lina et Jacques sont absents. Complètement anéantis parce qui s'est déroulé sous leurs yeux.

Il n'y a rien à faire.

Rien.

Mario a fait disparaître la Terre. Point.

Bravo Mario.

Lina le regarde. Ce mec a réussi là où les plus grands dictateurs, les plus grands criminels ont échoué. Il a tué tout le monde. Anéanti l'Humanité. Finalement, elle l'aime bien. Elle s'approche de lui et le prend dans ses bras. Mario relève doucement la tête. Il n'y a pas de larmes dans ses yeux. Juste une profonde incompréhension. Une hébétude qui disparaît peu à peu sous la bouche de Lina. Un long baiser, d'une douceur incroyable pour une femme de cette trempe. Mario réagit enfin et l'enserre de ses bras. Il lui rend son baiser et l'avenir s'ouvre enfin. Après tout, ils sont techniquement encore vivants, dans un lieu où tout est possible. Un lieu qui leur obéit, dans lequel les limites sont hors de portée. Sans doute arriveront-ils à créer quelque chose ici. Un cocon, un nid. Ils feront ce qu'ils veulent, en fait, puisqu'ils sont des Dieux à l'intérieur d'un Dieu.

Juste une chose encore, pour que leur bonheur soit parfait.

— Méta-Moteur ?

Oui

— Maintenant que tu as gagné, et que nous l'avons effectivement constaté, tu peux nous rendre un service ?

Lequel ?

— Vire ce type d'ici.


Et Jacques disparaît.




fin

Thoor 19/12/2011 07h01

Lu CH6

Des 'Origines' on ne peut plus sombre. Toujours pasionnant

Thoor 20/12/2011 07h04

Lu CH 7 et 8

On est sur les rails..... je suis

grogramane 20/12/2011 12h36

je ne ferais aucune critique sur la fin parce que j'ai le même problème:huhu:

Thoor 21/12/2011 07h07

Lu CH 9 et 10

Impeccable, j’attends désormais ma 'Dose' le matin...

effixe 21/12/2011 20h59

Donc voila, c'était Le Bouffe-univers.
Je remercie les forumers pour les encouragements, notamment Thoor et Grogramane.
ça fait maintenant quelques temps que je n'écris plus rien, je ne sais pas trop pourquoi...
Pourtant je me dis que ce récit mériterait quand même qu'on le retravaille, étayer largement les chapitres pour renforcer l'univers et les personnages, écrire une vraie fin qui pue pas la merde, bref la transformer en petit roman à la place d'une grosse nouvelle. Mais moi j'y arrive plus trop en ce moment, donc mon idée un peu folle est que si cela branche quelqu'un, qu'il la retravaille dans son coin ou en collaboration avec moi et ensuite on l'envoie à un éditeur sous nos deux noms.
je sais que ça paraît compliquer à mettre en place, que le style de la nouvelle est particulier et que cela peut être casse-gueule, mais bon, pourquoi pas ?
j'ai une autre nouvelle, plus courte, qui dans mon esprit ce passe dans le même univers, ça peut donner des idées...
voila, faites moi signe si le projet vous intéresse.

Thoor 22/12/2011 07h08

Lu CH 11

Bien rendu, cette tuerie sans nom, a la limite du supportable

effixe 01/01/2012 19h17

allez hop, je mets en ligne l'autre nouvelle qui se passe (dans ma tête en tout cas) dans le même univers. elle s'appelle :

D' Land

1.
Cela fait 300 jours qu’il pleut sans discontinuer une petite bruine bien moche et bien compacte, comme la neige des télés cassées. À force, on s’habitue à voir tout en flou, à oublier les détails. La vie au-dehors n’est plus qu’une approximation, mais les gens s’en foutent. De toute façon, qui sort encore de chez lui ? Ceux qui ne travaillent pas devant un micro sont Absents ou en passe de le devenir, les autres restent chez eux et attendent d'avoir les yeux morts pour se suicider. Pour passer le temps, quand les yeux sont trop rouges ou trop piquants pour continuer, on peut toujours regarder les voisins sur la vidcom, mais ce n’est pas vraiment passionnant. Personnellement, pour ce que cela veut encore dire, je préfère me défoncer au spin. Enfin, me défoncer… C’est plutôt une façon de partir en vacances, voir du soleil quoi !
Avant, je travaillais comme programmateur de niveau de vie. Je décidais si tel consultant avait le droit à la nouvelle BMW, quel quartier le responsable réseau était en droit d'habiter, ce genre de chose… Un poste de pouvoir quoi ! Et puis, le jour de mes dix-sept ans, un connard de créatif de champs m’a fait goûter au spin. J’ai vu le soleil, j’ai compris. J’ai tout plaqué du jour au lendemain (après avoir quand même négocié mon départ à 70 KE, clause de non-concurrence incluse) et j’ai découvert les joies du junky.
Avec le spin, t’as l’impression d'avoir Let Stay Together d'Al green en boucle dans ta tête. Le monde est beau et tu es son maître. Ta vie ressemble à une sitcom. Bon, c’est vrai qu’avec la vidcom, ta vie est de toute façon une sitcom. Sauf qu’avec le spin, il se passe vraiment quelque chose. La voisine qui devient belle, l’appartement qui se transforme en palais saharien, avec oasis et danseuses du ventre. Et du sexe. Beaucoup de sexe. Avec plusieurs femmes, avec des hommes, avec des objets, enfin… Avec tout ce qui te passe par la tête. C’est que, sinon, il n’y a pas de sexe à Déprime Land. Juste un appendice pendouillant ou un orifice desséché. L’excitation n’est plus jamais ressentie. Elle est simplement vécue, par l’intermédiaire des réseaux. Et le plus souvent grâce à des jeux de guerre plutôt qu’à des fantasmes hardcores bon marché. Le spin permet de croire à l’amour et d’en ressentir les effets. Ce serait génial s’il n’y avait un drôle d'inconvénient : avec le spin, tu perds la boule. Je veux dire : vraiment. C’est Alzheimer garanti. Et être un vieillard à vingt ans… Merci, mais non. Alors il faut que j’arrête. Mais là, ça coince. La dépendance n’est pas chimique, comme avec l’héro ou le crack, mais vous quitteriez, vous, votre copine que vous aimez depuis des mois et qui vous aime autant, comme ça, du jour au lendemain, pour rien ? C’est dur de décrocher de l’amour. Surtout quand on vit à Déprime Land. Même si cela doit vous coûter votre raison…
Bref, j’en suis là. Arrêtant, replongeant, ré-arrêtant, re-replongeant… Une spirale de merde, de vertiges amoureux en déprimes carabinées. Un cercle absurde, ponctué d'oublis de plus en plus fréquents, une rapide décrépitude mémorielle qui me fait flipper plus que tout.
Puis une lueur d'espoir : un voisin, Monsieur Xi, est sous spin depuis quatre mois. Je le regarde souvent, sur la vidcom, avachi dans son salon et regardant sa propre vidcom (peut-être me regardant le regarder), avec le sourire béat et les yeux morts du junky qui vient de s’enfiler son shoot. Mais depuis hier, plus de shoot. Il a trouvé un truc. Un nouveau truc pour se sevrer. Maintenant, Monsieur Xi n’est plus avachi sur le canapé de son salon. Il tourne en rond en se morfondant, tout sourire ayant déserté son visage. Il est malheureux, Monsieur Xi, mais il n’oublie plus rien. Et j’envie son malheur. Il signifie liberté. Liberté de quitter Déprime Land. De se barrer pour voir le soleil, le vrai cette fois, celui qu’on aperçoit encore au nord, là où l’ozone a disparu. Mais pour ça, pour pouvoir vivre dans les bulles de lumière qui vous protègent des U.V., il faut du pognon. Beaucoup. Alors d'abord se sevrer, puis gagner suffisamment de pognon et enfin tirer sa révérence à Déprime Land. Ciao salope !
Je sais bien que tous les spin-addict de Déprime Land font ce même rêve, racontent ce même genre de conneries. Qu’ils sont tous persuadés avoir assez de couilles pour décrocher, se mettre sur un coup fumeux, empocher le jackpot et hit the road, Jack ! Mais bien sûr, aucun n’y est jamais parvenu. Pour qui ils se prennent, ces loques. Moi, c’est différent. Je suis un ancien programmateur de niveau de vie, moi ! J’ai toutes les cartes en main, moi ! Et surtout, Caliméro m’a appelé lundi. Il a un boulot pour moi. Un boulot à 6 ME. La chance de ma putain de petite vie pourrie. Faut que je décroche.
Il faut juste que je décroche.


2.
L’immeuble est vert-de-gris. Vérolé par les champignons et les moisissures jusqu’aux tréfonds de ses caves les plus noires. J’habite ici depuis que je suis junky. Le loyer ne coûte rien, quelques millier d’euros. Les habitants payent quand ils peuvent. Le proprio, c’est la ville. Ils attendent que l’immeuble s’écroule sur notre gueule pour en reconstruire un tout beau tout neuf. Il y a l’eau courante le matin, un peu de réseau le soir, plus de chauffage. Il n’y a que la vidcom qui fonctionne. Forcément. Ils ne sont pas fous. Couper la vidcom, ce serait comme de nous priver de notre spin, notre opium. La révolte assurée… Enfin, je dis ça. M’étonnerait que qui que ce soit dans cet immeuble puisse être encore assez conscient pour se rebeller d'une manière ou d'une autre. Ils ne s’apercevraient peut-être même pas qu’elle est coupée…
Monsieur Xi habite dans l'aile Orange. À l'autre bout de l'immeuble. Je n'aime pas trop aller là-bas. Si cela ne me faisait pas sourire, je pourrais dire que c'est mal famé. Une chose que l'on apprend dans la pauvreté, c'est qu'il y a une gradation dans l'insalubrité, dans la marginalité et dans leurs appréciations. Il est clair que l'aile Bleue où je vis pourrait être taxée par n'importe quel administrateur réseaux de taudis. Mais comparé à l'aile Orange, cela reste encore très fréquentable. Presque familial… Pas plus de cent cinquante chambres, sur deux étages avec une vingtaine de patios recouverts d'herbe synthétique. Bon, évidemment il ne faut pas s'aventurer dans certains patios à partir d'une certaine heure, voire à n'importe quelle heure de la journée pour les crack-here. Mais une fois qu'on les a repérés, il n'est pas dur de ne jamais y foutre les pieds. C'est différent dans l'aile Orange. L'ensemble du quartier est squatté par les Absents. Les branchés ne quittent plus leur chambre et se font livrer le minimum vital par une minorité d'Absents assez maligne pour avoir mis en place ce système de livraison à domicile surfacturée et totalement illégale. Mais bon, qui ira leur dire que ce petit commerce d'utilité public est un délit ? Sûrement pas les Casques qui ont abandonné depuis bien longtemps les poursuites contre les infractions mineures non-virtuelles. Encore moins le gouvernement qui n'attend qu'une chose, que les branchés non-fournisseurs de services (BNFS dans le jargon administratif) crèvent. Tout simplement. Et en les laissant vivre au bon vouloir des Absents, y'a de grandes chances en effet qu'ils finissent tous par crever. C'est qu'il y a une chose de sûre avec les Absents, outre le fait qu'ils soient complètement psychotiques, c'est qu'on ne peut pas vraiment leur faire confiance. Alors le pauvre BNFS, il bouffe qu'une fois de temps en temps, quand un Absent pense à le livrer. Et ça, cela veut dire quand l'Absent est tellement en manque qu'il a vraiment besoin de fric. Et un type qui ouvre sa porte à un Absent en manque, même si c'est pour enfin bouffer après une semaine de diète, et ben il n’est pas très malin. Une chance sur trois qu'il se fasse tabasser à mort puis énucléer. C'est qu'un œil, même à moitié mort, ça se vend encore vachement bien au Flesh'Mark.
Tout ça pour dire que je ne suis pas fan de l'aile Orange. Mais mon salut viendra de là-bas. Alors je lève mon gros cul et je mets en branle mes 150 kilos direction le Paradis des Debouts, le Royaume des Hors Réseaux ou, si vous préférez la simplicité, le Coin le Plus Merdique de Tous Les Coins Merdiques de cette Merdique Planète.

D'abord des couloirs un peu glauques, genre tapis-roulant dans un métro, sauf que les tapis ne sont pas roulants et que vous vous enquillez des kilomètres avec de bons néons bien blancs dans la gueule. Et puis il n'y a personne. Où sont les gens ? Ben chez eux, devant leur écran, bien tranquilles avec personne pour les faire chier. À quoi ça sert d'entretenir des trottoirs si y'a personne pour marcher dessus ? Alors, c'est dégueulasse. Des canettes, des seringues, des bouteilles vides dans des sacs en papier déchirés. Je surfe entre les déchets, tel un californien post-atomique. Sur ma trottinette électrique, j'ai l'air d'un con, mais au moins, je ne fatigue pas trop. J'enchaîne dans une suite de patios pas trop craignos, que je connais bien pour y avoir acheté du spin. Je dois quand même me planquer dans un amas de merde deux bonnes heures alors qu'un deal dégénère en gunfight. Une fois les opposants décédés ou trop blessés pour être dangereux, je peux repartir, en prenant toutefois le temps de piquer trois doses de crack sur un cadavre. Ça peut toujours servir…
La partie difficile commence. Je repère un premier groupe d'Absents en train de se partager ce qui semble être de loin le cadavre d'un chien. Enfin, je prie pour que ce soit le cadavre d'un chien. Plutôt que d'aller plus près vérifier, j'emprunte les grands élévateurs. Je n'aime pas trop m'enfermer dans ces énormes cages de trente mètres carré qui filent à plus de 80 Km à l'heure et qui sentent le sperme et l'urine, mais c'est toujours mieux que la compagnie des Absents. Je ne sais pas pourquoi on appelle ça des élévateurs, vu que ça n'élève rien et que ça se contente de faire le trajet de long en large sur tout l'immeuble. Le risque est de se retrouver coincé avec des gens. Mais bon, normalement, personne ne les utilise jamais. Évidemment, à la troisième station, un groupe d'une cinquantaine d'Absents monte…

effixe 02/01/2012 11h21

3.
Ils ne me repèrent pas tout de suite. Le groupe éclate en plusieurs groupuscules qui vont se shooter ou s'enculer dans les coins. Une petite dizaine se dirige vers moi. Je me fais aussi insignifiant que possible. Le tapis marron couvert de merde me passionne subitement et je le fixe comme si ma vie en dépendait. En fait, ma vie en dépend ! Une voix qui tient plus du moteur diesel en fin de course s'élève :
— On va lui faire les yeux, à c't'enculé…
Bieeenn… Alors, que faire ? Surtout, garder son calme. Ne pas faire de gestes brusques. Réfléchir.
J'explose la tête du premier zombi sur ma droite au Magnum 44. Je tire à nouveau sur celui qui est derrière. Je pivote légèrement mon buste sur la gauche et je fais feu une troisième fois, atteignant en plein torse un autre zombi qui est projeté en arrière sous l'effet de l'impact. Accélérant mes mouvements, je marche vers la porte de l'élévateur tout en continuant à canarder tous les zombis qui m'approchent. L'un d'eux me porte un coup de couteau dans le gras du ventre. Je lui pète les dents d'un coup de crosse. Il se détache, mais j'ai perdu de la vie. Maintenant ils déboulent de partout. Je n'ai plus de balle et je ne vois pas de recharge par terre, même dans le coin Nord, pas loin de la porte. Je continue à tirer. Les zombis hésitent maintenant à approcher. Ils commencent à comprendre que je suis dangereux. Je lève le canon de mon arme, le souffle coupé. L'un d'eux va forcément finir par remarquer que je n'ai plus de munition. Un ange en forme de croque-mort passe. Je peux presque voir son sourire narquois. Puis la sonnerie qui signale le prochain arrêt retentit. Les portes mettent deux cents ans à s'ouvrir.
— Je descends ici…
Dis-je le plus poliment du monde en m'éloignant à reculons, laissant à regret ma trottinette et menaçant de mon arme inutile la foule des zombis qui comprend enfin que je suis désormais sans défense. J'ai arrêté le sport en 6ème, sous le fallacieux prétexte d'un genou fragile. Puis j'ai commencé à grossir pour atteindre mon poids l'année dernière, en plein apogée de mon trip spin. Face à cette armée d'Absents qui ne rêvent que de me bouffer la cervelle ou les couilles ou ce qu'ils veulent- je ne préfère pas savoir- je regrette un peu. Alors, comme je ne peux pas courir, je courote. Je cou-cours. J'agite mes gros jambons et j'avance presque aussi vite que si je marchais. Ils vont me faire la peau, c'est certain…
Une sorte de miracle. Une façade qui devait vaciller depuis des années décide, à cet instant précis, de s'effondrer. Un vrai miracle en fait. La moitié des zombis se fait écraser, l'autre s'enfuit comme elle peut. Je m'agenouille au milieu des gravas et vomit les deux kilos d’hamburgers au Coca que j'ai engloutis à midi. Il y a un dieu pour les gros. Je me relève doucement et reprend mon périple. J'en suis presque au bout. Je traverse encore trois patios déserts et me voilà dans l'aile Orange. L'appartement de Monsieur Xi est au second. Je prends l'escalier gauche. À chaque marche habite un toxico. Ils sont tous dans les vapes. Je n'ai aucune peine à envoyer chier d'une claque ceux qui ont assez de force pour me demander des thunes. En haut, mon Magnum 44 en guise de canne blanche, j'avance dans la pénombre, recherchant la chambre 1032. Je sue comme un porc, j'ai mal aux jambes et je sais avec certitude qu'un cancer pousse en ce moment même dans mon poumon gauche. Il faut ABSOLUMENT que je prenne du spin. La sirène d'incendie retentit tout à coup. Une ou deux portes s'ouvrent et des types en caleçon sortent, simplement étonnés que cette sirène, contrairement au reste des installations de l'immeuble, fonctionne encore. Après en avoir parlé trente secondes, ils ré-entrent tranquillement chez eux attendre qu'elle cesse. Je me remets à bouger. Je trouve la chambre 1032 au moment où le "you-hou-hou" oppressant s'arrête enfin. Je sonne. Évidemment, personne ne répond. Pas fou. Alors je me mets à crier.
― Monsieur Xi ! Monsieur Xi ! Il faut que je vous parle. Juste parler. C'est tout. Je ne suis pas un Absent. Je ne vous ferais aucun mal …
Même à moi, ma voix sonne faux. Je sais, et Monsieur Xi sait, que je peux, je vais lui faire du mal s'il ne répond pas à mes questions. S'il refuse de me dire comment il a décroché, s'il refuse de m'aider à larguer le spin.
Bien que ces immeubles soient pourris, les portes sont blindées, acier trempé et serrure Titan à trois points de fermeture. Pas simples à forcer, donc. Il me vient une idée géniale.
— Monsieur Xi ! Monsieur Xi ! J'ai du spin pour vous. C'est Rico qui m'envoie. Cinq cents millilitres de spin pour service rendu. (...) Bon, c'est pas grave. Je m'en vais. Je lui dirais de l'amener lui-même.
Il n'y a pas de "Rico". Mais je sais que Xi n'a même pas entendu le nom. Seul le mot spin est parvenu à ses oreilles et je sais qu'il va ouvrir, malgré le grotesque du piège, malgré l'énormité de mon mensonge, il va ouvrir. Parce que moi, à sa place, j'ouvrirais.
La porte s'entrebâille doucement.



4.
La chambre est bof. Elle ressemble à la mienne. Si je n'avais pas fait autant de chemin, je pourrais croire n'avoir pas bougé. Le même jaune sur les murs, avec les mêmes petites reproductions d'Astro-boy et de Hello Kitty encadrées de plastique rouge. Une fenêtre grande comme un jeu d'échec, qui n'ouvre sur rien d'autre qu'un mur de béton éclairé par un puits de lumière étroit. Une pièce de douze mètres carré et une autre, minuscule, qui cumule cuisine, douche et chiotte. Pas de chambre. À Déprime Land, on comate sur son canapé, face à un écran.
Xi y est justement assis, les bras et les pieds liés par deux cordons USB que j'ai empruntés à son micro. Du sang noir coule de son nez cassé, petite brutalité qui l'a convaincu de ma détermination. Je le regarde me regarder avec un mélange de peur et de fatigue – voire de renoncement – dans les yeux, et, d'un coup, je ne sais plus quoi faire. Tout est vain, comme dit l'abruti. Je m'assois à côté de lui en soupirant. Il me faut du spin. Je prends les trois-quarts de l'espace du canapé, et Xi essaye maladroitement de se pousser dans le coin pour que son corps ne soit plus en contact avec le mien. À croire que je le dégoûte ! Je ne sais pas pourquoi, mais cette réaction m'énerve. Je me relève brusquement et gueule :
— Heu… ! Bon. Alors maintenant, tu vas… Tu vas me dire comment t'as arrêté le spin ! D'accord ?!?
Ma voix vire dans l'aigu sur la fin de la tirade. Je crois que cela achève de paniquer Xi. Il sait à présent que je suis au bord d'un truc que je ne maîtrise plus. Je crois un instant que je vais, vraiment, me mettre à pleurer. Par réflexe, ou pour me rassurer, j'allume la vidcom et regarde un voisin regarder son écran. Xi décide qu'il est temps de prendre les choses en main.
— Y'a un moyen simple.
Dit-il, avec presque un petit sourire aux lèvres. Un sourire méchant, qui m'effraye un peu.
— Mais d'abord, tu vas me détacher… S'il… S'il vous plaît.
Il se rappelle que je suis fou. Le peu d'assurance dont il a réussi à faire preuve est reparti comme elle est venue. Je connais ça. Un des effets magiques du spin. Mais bon, après tout… Je le détache et, alors, nous ne sommes plus que deux paumés souffrant du même mal. J'aurais presque envie de le prendre dans mes bras. Pendant qu'il masse ses membres endoloris, je me dirige vers le frigo pour prendre deux Tsin Tao. Je sais qu'elles s'y trouvent, comme je connais sans l'avoir vue la collection de MP3 de ce type. Xi et moi sommes pareils, sommes identiques, une seule personne avec un corps de trop. Ce n’était vraiment pas la peine d'en créer deux. Je tends une des bières à Xi et lui demande :
— Alors ?
Et Xi me parle de cette fille qu'il a rencontrée sur le réseau et il me parle de son envie de la rencontrer réellement et il me dit encore qu'une fois vue, elle a été comme un déclencheur et il a fallu qu'il arrête le spin. Et moi, je le crois qu'à moitié. Quand tu as le spin, aucune raison d'aller chercher de la chair. Mais il insiste, il dit que si. Il dit que la vie, c'est autre chose. Et il me parle d'espoir et d'envie. Et bon, moi, à la limite, ses raisons, je m'en fous. Tout ce qui m'intéresse, c'est : comment ? Et il me parle du rasoir.
Son bras, c'est Verdun. Une pub pour un étal de boucher. Il s'est massacré de la main jusqu'au coude au rasoir et il me montre son autre bras et là, c'est tout du long qu'il est cisaillé, tailladé, balafré et tous les mots en "é" qu'on peut faire avec un rasoir ou une lame assez affilée. Et Xi me parle du sang. De comment le spin passe directement dans le sang et comment on peut s'enlever l'envie en se saignant. Il me montre les poches d'hémoglobine dans sa douche, pourquoi il arrive pas à les jeter et que c'est une partie de lui, de son Karma et qu'il veut pas le foutre dans le siphon, comme de l'eau sale, mais que ça, c'est juste lui. Que moi, je peux le jeter… Mon sang… Si je veux.
Les boules.
Je demande à Xi si je peux dormir chez lui. Pas envie de me refaire le retour sans reprendre un peu de force. Xi accepte, comme un protestant recevrait un pèlerin dans le Far-West sauvage. Je suis un peu inquiet de dormir à côté de ce mec, mais la fatigue est plus forte. Et puis, il me fait plus pitié que peur en fait. On s'avachit sur le canapé et bientôt, je ronfle, sous l'emprise de ma dernière prise de spin, alors que Xi fait encore et encore les cent pas, se demandant et se redemandant encore s'il a bien fait de refuser de partager ma dose.

Thoor 03/01/2012 07h07

Lu Ch12

O0uf, un peu de calme, avant la tempête. Garde le rythme et je dans avec toi

effixe 03/01/2012 14h25

5.
Face à Caliméro, je me dis que cela fait cinq jours sans spin, et que je ne me sens pas si mal. Bien sûr, mes bras ont morflé, mais il existe aujourd'hui des crèmes cicatrisantes incroyables et mes blessures sont plus impressionnantes que réellement douloureuses. Bien sûr, je vomis tous les matins, mais j'ai perdu trois kilos, enfin je crois. Bien sûr, je ne m'endors plus qu'en pleurant, mais au moins je m'endors. Alors, je joue nerveusement avec le petit briquet-laser de Caliméro, qui a la forme d'une petite bite, avec deux petites couilles toutes molles qui peuvent servir de boules antistress. Je ne sais pas pourquoi je joue avec ce truc absurde, donc je le repose sur le bureau et j'attends que Caliméro finisse son coup de fil en regardant les vidéos porno gay qui passent en continu sur son plasma. C'est assez chiant, deux mecs qui s'enculent. Presque aussi chiant qu'un mec avec une fille. Juste un peu plus violent.
— Ça va ? Je te dérange pas ? Tu veux pas que je te suce ?
Caliméro a fini son coup de fil et je me rends compte que je suis moitié en train de me toucher devant lui. Le manque de spin a des effets pervers plutôt étonnants. Je rougis en borborygmant des excuses bidon. Et je pense aussi que cela fait plus d'un an que je n'ai pas vu une fille en vrai ! Mais où sont les filles ? Chez elles, sans doute, en train d'attendre un homme ou, plus certainement, en train de ne rien attendre du tout.
Yo ! T'es là, ou bien ?
Je suis là. A peine, mais je suis là. Alors Caliméro me parle de son plan et de comment je vais pouvoir me faire plus de pognon que je n'en ai jamais rêvé. C'est une façon de parler, bien sûr. Tout le monde à Déprime Land passe son temps à rêver qu'il gagne des millions à la loterie ou un truc genre. Et je me suis déjà pignolé sur bien plus que six millions d'euros. Mais on ne va pas faire le difficile…
Cela commence par la photo d'un type assez moche, qui s'appelle Freud. Et ce type est programmeur réseau pour Pharmacyte. Bien, parfait. Et Pharmacyte, c'est la boîte qui produit des médocs pas chers pour le tiers-monde. Ah ? Bon. Alors y'a une embrouille de brevet qui fait que Pharmacyte va, soit gagner des milliards d'euros, soit perdre des milliards d'euros, je n’ai pas bien compris parce que Caliméro a été interrompu par un e-mail. Quand il reprend, il me dit qu'en gros, il faudrait que je trouve le profil du mec, le Freud, et que je l'échange par un profil d'un autre mec qui, lui, travaille pour Untel et là, c'est moi qui ai décroché parce que y'a cette star du X qu'est apparue sur le plasma et j'adore cette actrice. Enfin bon. Le boulot n’est pas bien compliqué, surtout que j'avais pris soin avant de démissionner de garder tous mes codes d'accès, et je m'étonne un peu que ce soit aussi bien payé. J'ai presque envie d'en parler à Caliméro, mais je me dis que ce ne serait pas très malin de ma part, alors je la boucle.
Et il me donne cent mille euros d'avance sur frais. Quels frais ? J'empoche le fric et je sors, en prenant garde de ne pas lui serrer la main. Pendant le voyage retour, que je fais en taxi, je m'interroge encore sur ce que je dois faire et cherche en vain où se trouve le piège. Je suis obligé de rallonger le prix de la course de trois cent pour cent pour que le fils de pute chinois accepte de me déposer devant chez moi. Enfin arrivé, je commande un repas qui pourrait éradiquer la faim dans le monde et je m'installe devant mon micro, avec trois jours pour faire un truc qui devrait me prendre dix minutes.
Putain.
Il est où, le piège ?




6.
Un canon d'Uzi dans la bouche, j'ai encore le courage de penser à Caliméro et à comment je vais lui en mettre plein la gueule dès que je me serai tiré de ce merdier. Bon. A priori, Caliméro, il n’est pas vraiment en danger. Je ne vais pas m'en sortir cette fois. Ils sont huit, chez moi, chez ce qui reste de chez moi - y'a plus de porte et un des murs a été ouvert au plastic – et, chacun à leur tour, ils me tapent. Et ils font super mal. J'ai un œil qui est sorti de son orbite et la commissure droite des lèvres qui s'est déplacée d'au moins trois centimètre suite à un coup d'Opinel assez incongru (un Opinel ? Au 21ème siècle ?). Et pour couronner le tout, je suis encore lucide ! Sérieux, je m'épate. Je suis une vraie bête. Même Quentin, un de mes tortionnaires, est sur le cul.
— Bordel, c'est un solide ! J'en reviens pas qu'il soit pas déjà dans les vapes.
Qu'est-ce que je disais. C'est Quentin, justement, qui m'arrache mon T-shirt et, Whâââ, vous avez vu les cicatrices sur ses bras ? C'est un malade ce type !
Merci.
Tout ce que je voudrais savoir, moi, c'est « qu’est-ce qu'ils veulent savoir, eux » ? Je ne suis pas un héros. Laissez-moi dénoncer. Permettez-moi de vendre, de cafter, de trahir. Ce que vous voulez, mais ne tapez plus. S'il vous plaît.
Sauf qu'ils ne me demandent absolument rien. Ils se contentent de jouer avec mon micro, j'entends : m'exploser l'écran dix-sept pouces sur le crâne, et piller mon frigo, ce qui, il est vrai, est le moindre mal. Je commence à m'inquiéter quand l'un d'eux parle de me couper les doigts au sécateur. Et puis je remercie de vivre à Déprime Land, l'endroit le plus bétonné de la planète, où nuls jardins n'imposent la possession d'un tel objet. Je ne suis toujours pas mort et ils commencent à s'ennuyer. Alors ils s'en vont, après m'avoir demandé si j'ai bien compris. Oui monsieur, j'ai bien compris. Je ne sais toujours pas ce que j'ai bien compris, mais là, ça va, je crois que j'ai bien compris.
J'ai surtout compris que je suis dans une merde noire. Les assureurs arrivent à temps pour me sauver la vie. J'ai contracté une assurance après avoir accepté le job de Caliméro. Les mecs sont constamment reliés à mon micro et, si je n'entre pas un code précis toutes les trois minutes – trois minutes, c'est contraignant, mais plus sûr quand on voit tout ce qui peut se passer dans un laps de temps aussi court – ils accourent aussi sec et me découvrent, en l'espèce, dans le coma, du vomi sur mes Nike et le quart de mon sang sur le lino bien moche de ma chambre. Après ça, les bouchers de l'hôpital semblent des enfants de chœur. Ces derniers ne me remettent pas un œil tout neuf parce qu'ils ne savent pas que je suis un millionnaire en puissance, mais ce n'est pas grave. Une fois ma thune empochée, je ferai un détour par le Flesh'Mark avant d'aller voir le soleil. En attendant, j'ai un joli bandeau de pirate et une fermeture éclair sur le coin de la gueule. Un vrai Don Juan.
Bon. Retrouver Caliméro, lui péter la gueule et empocher ma thune.
Alors je retourne à son bureau et j'essaye de le persuader de me payer. Le problème, c'est qu'il ne veut pas me recevoir. Un de ses gardes du corps/ videurs/ mastodontes me dit que je suis mort. En tout cas c'est ce que Caliméro dit. Et j'ai beau lui expliquer que la capacité même de lui expliquer prouve que je suis bel et bien en vie. Rien n'y fait. Le gros reste de marbre et je sens la rage bouillir et commencer à cuire mes intestins. Mais je ne peux pas faire grand chose. Alors je m'éloigne en maugréant des insultes un peu nulles et je me mets en planque dans un fast-food de l'autre côté de la rue. L'odeur de graisse réchauffée est à gerber. Je me force à commander un burger-soja avec un milk-shake "au mille parfums" et m'installe sur un des tabourets en plastoc le long de la vitrine.


Thoor 04/01/2012 07h03

Lu CH 13

Horreur apocalyptique et mystère, tu équilibre bien les deux.

effixe 04/01/2012 10h24

7.
Le temps dans les fast-foods est comme aboli. Tout est long, chiant et sans intérêt. Il pourrait s'y passer le drame le plus terrifiant, la déclaration d'amour la plus émouvante ou la scène la plus drôle du monde, le quidam se contenterait de lever quelques secondes la tête de ses frites light pour regarder bovinement l'action avant de retourner à son banquet de solitude et de trop de protéines, sans même un souvenir de ce qu'il viendrait de voir. Justement, un "Birthday Special" est en train d'être célébré à côté de moi. Trois esclaves chantent en presque chœur la célèbre chanson, devant un gâteau troué avec une bougie plantée dedans qu'un gamin obèse et sans souffle essaye d'éteindre sous le regard vide – quoique légèrement inquiet – de ses deux pères qui, clairement, aujourd'hui, se détestent. Je retourne, à peine déprimé, à mon observation.
Après quelques pseudo-heures d'attente, Caliméro apparaît enfin. Il est entouré d'une cour de gardes du corps qui le portent quasiment jusque dans sa caisse. J'ai juste le temps de héler un cab qui me prend la tête pour négocier le prix de la course avant le départ. Mais je ne connais pas ma destination. Le coup du "suivez cette voiture" le fait tellement rire qu'il accepte quand même de m'emmener. Nous roulons à travers Déprime Land aussi vite que nos véhicules le permettent. Dans ces rues, la Loi dit : "Démerde toi pour ne pas mourir et, si possible, ne pas bloquer la circulation". Alors on essaye d'être le plus citoyen possible. La caisse de Caliméro s'arrête à l'Ambassade Pan-Africaine. Je me fais déposer non loin. Peut-être que cela ne se voit pas, mais j'ai un plan.
Mais d'abord, il me faut me vider. Le manque de spin se fait ressentir depuis le fast-food et j’ai besoin de ma saignée. Au milieu d'une palanquée de containers poubelles verts, je me taillade maladroitement le bras droit, en gémissant de douleur-plaisir. Je regarde le sang noir couler de mon être avec une curiosité de malade mental. Je ne peux m'empêcher d'y voir de la beauté. Mais bientôt l'envie de vomir me signale qu'il est temps d'user du spray cicatrisant. Ça pique.
Le visage un peu pâle, avec juste les joues rosies par le froid, j'ai presque bonne mine quand je me présente à l'entrée de l'ambassade. Deux molosses me foutent à poils et me défoncent le cul au laser. Ils me rasent complètement la tête et le corps puis me fumigènisent entièrement avant de me passer au scan. Une fois assurés de l'absence "d'éléments potentiellement agressifs" sur moi, l'un d'eux m'emmène devant un fonctionnaire qui, avec une réelle politesse, voire une légère obséquiosité, me demande :
— Que puis-je faire pour vous, Monsieur ?
— J'ai des informations sur Freud.
— Oui. Avez-vous lu L'interprétation des rêves ? C'est fascinant.
— Ne vous foutez pas de moi. Contentez-vous d'aller dire à Caliméro que Freud peut revenir. J'ai mis un programme de réintégration dans mon hack. Si on ne me paie pas, ou si on atteint à ma vie, ce que j'ai accompli sera annulé. À moins que je n'exécute la confirmation de sauvegarde. Et ça, je ne le ferai qu'une fois en sécurité… Avec mon pognon.
Vous voyez bien que j'ai un plan.
— Je n'entends rien à vos histoires. Veuillez patienter ici le temps que j'aille m'informer…
— Oui. Faites donc ça. Et magnez-vous le cul… Si je puis me permettre.
L'interface quitte la pièce et j'attends un peu nerveusement de voir à quoi ressemblera le Boss. Je n'attends pas longtemps. Et c'est carrément Caliméro qui entre à son tour. Il n'a pas été rasé, lui. Certains sont mieux vus que d'autres…
— T'es pas mort, toi !
— Si si. Je suis le jumeau diabolique qui revient pour se venger… Connard.
— Surveille tes paroles, petite merde. Tu as peut-être une carte en main, mais personne n'est irremplaçable. Surtout pas le toxico pitoyable que j'ai devant moi.
— Allons ! Un peu de compassion ! J'ai décroché, pour toi. Enfin… Pour ta thune. Alors maintenant, tu vas me donner ce que tu me dois, plus cinquante pour cent, plus un aller simple pour les bulles-lumière. Et seulement là-bas, je finis le boulot. Capice ?
Et là, je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu'il va me sortir une longue tirade qui va, vraiment, me foutre les boules.
— Écoute- moi bien, petit con. Tu t'es foutu dans un truc qui te dépasse complètement. Tu veux que je te dise, t’as vraiment pas de chance. Et tu es vraiment dans la merde.
Et il commence à m'expliquer à quel point les types pour qui il travaille ne sont pas des rigolos, et que ce n'est pas juste lui et moi, mais qu'il y a tout un pays et même tout un continent derrière lui, et que des gens meurent et que d'autres sont sauvés… Je comprends surtout qu'il y a une putain d'arnaque sur des médicaments censément destinés aux malades du sida des pays du sud et qui finissent en compléments nutritifs pour animaux de compagnie des pays du nord. Il paraît que ça rapporte plus. Mais il paraît aussi que certaines ONG trouvent ça moyennement éthique. D'où l'inversion de profil de Freud, pas franchement anti-profit mais franchement trop gourmand quant à l'estimation du prix de son avis positif dans la commission européenne chargée d'auditer le conglomérat pharmaceutique et sa volonté de reconvertir sa production. C'est clair ? Une histoire sordide de thunes arrachées directement des entrailles pourtant maigres de panafricains bientôt morts.
Bon.
À la limite.
Mais vu les milliards d'euros que cela implique, ils peuvent bien me filer ma part, les libéromonstres. Là, Caliméro se la joue honnête. Il avoue que ce n'est pas les gros méchants qu'ont voulu me flouer, mais seulement lui qui voulait juste augmenter sa part du gâteau. C'est bien humain, va… Alors il me dit que, bon, il veut bien me filer ce qui était prévu au départ, pas plus, et que je fasse la confirmation de profil là, tout de suite, dans ce bureau, sinon il me tue et engage un autre hacker qui hackera mon hacking et hack hack hack…



8.
Dément. Je fais ce qu'il me dit ! Ce n'est pas de ma faute. Je suis un être naturellement lâche. Lâche et bêtement confiant. Je ne peux pas m'empêcher de croire que l'homme est profondément bon, qu'il agit mal seulement sous la contrainte et que la parole permet d'arranger les choses. Et puis je n'aime pas quand cela devient trop compliqué. Alors généralement je fais ce que j'ai dit que je ferais, et l'autre fait ce qu'il a dit qu'il ferait et voilà, deal, chacun repart de son côté. Sauf qu'encore une fois je me fais baiser. Moi je dédynamite mon hack et Caliméro me fout une bastos dans le buffet. Ce n'est pas du tout ce qu'il a dit qu'il ferait !
Comment penser qu'on puisse tuer quelqu'un dans une ambassade ? Seul cet abruti suffisant de Caliméro peut croire un truc pareil. En tout cas, ils ne me laissent pas crever. Je veux dire : les ambassadeurs. Cela doit faire tâche, un mort par balle dans un lieu aussi raffiné et cosy. Donc, ils accourent à ma rescousse et me font tout ce que la médecine est capable de faire à un homme, à part la liposuccion, pour le sauver. Mais ça, je ne le sais pas encore, parce que moi, je suis complètement dans les vapes et je me rappelle juste de l'hélicoptère et puis d'un petit bout de l'aéroport. Quand je me réveille, j'ai un peu froid. Pourtant, dehors, il fait 54 degrés Celsius et c'est la Panafrique.

effixe 05/01/2012 10h54

9.
Une longue file de malades, de faméliques, de dysentériques, de sidaïques, de lépreux, de bouchers génocides et victimes de la faim, d'excisées purulentes, de vieillards aveugles, mais heureux d'avoir atteint leur âge. La Panafrique est souffrance. La Panafrique souffre pour que les autres souffrent moins. La Panafrique n’est ni le berceau de l’humanité, ni l’âme des peuples. Elle est un purgatoire et un ogre que l’on exhibe devant les enfants turbulents. Un continent devenu imaginaire, mythique, fruit de conférences, de romans et de récits théoriques. La Panafrique n’existe pas. Elle est Mû, Atlantide et même Cocagne. Ainsi soignons-nous nos plaies. En les transformant en contes. Mais moi, je suis là, bien vivant, un bandage couvert de vomi serre trop fort mon torse trop mou. Et je regarde les médecins lutter, impuissants ou presque, contre des maladies que je croyais disparues. Je vois les corps aux allures de momies de femmes à peine trentenaires qui hurlent de douleur à la piqûre d'un vaccin qui tient plus de la soude caustique. Je vois des enfants mourir sans avoir même su que la télévision existait. Je vois l'enfer et je me dis, putain, qu'est-ce que je fous là !
Ils ne voulaient pas que je meure, à l'ambassade, mais ils ne pouvaient pas non plus me laisser là-bas, pas avec ce que je sais. Alors ils m'ont amené ici, prisonnier de l'horreur, un hôpital de brousse au milieu du grand rien, avec juste une usine de textile ultra-polluante à cinq cents mètres et un village champignon qui s'est créé autour. Si les habitants ne crèvent pas intoxiqués par les émanations chlorées, ils chopent le sida ou la variole et finissent, de toute façon, par claquer harassés sur une des chaînes de montage de l'usine.
Welcome !
Je reste deux mois en convalescence, le temps de m'acheter une conscience. Même la pire des ordures, à moins qu'il ne soit chef du marketing, finit par comprendre des choses là-bas. Je ne suis pas le mauvais bougre. Je vis à Déprime Land. Je suis toxico. J'ai fait les mauvais choix, mais, la plupart du temps, j'ai été un keum réglo. Je croyais connaître le malheur, c'est pour ça que je me suis permis des trucs que la morale réprouve. Mais là, ok. Je commence à comprendre. Il y a malheur et malheur. Il y a pas cool et franchement craignos. Bref, il y a Déprime Land et il y a la Panafrique. J'avoue qu'il n'y a pas que le malheur alentour pour m'ouvrir les yeux. Il y a aussi cette infirmière qui s'occupe de moi depuis mon réveil. Félicité. Ses cheveux tirés et lissés à la crème pour faire européenne. Ses yeux noirs et ses pommettes hautes qui deviennent marrons clair quand elle rougit. Et puis ses seins énormes !
Quand je sors de ma tente, il y a toujours une dizaine d'enfants qui m'entourent et qui m'accompagnent partout où je vais. Ce n'est pas pour me taxer, ils savent maintenant que je n'ai plus rien, mais ils n'ont jamais vu quelqu'un d'aussi gros ! Pour eux, je suis une sorte de héros, de mythe. L'homme-éléphant ! Ils me croient doué de pouvoirs inimaginables et se disent qu'à côté de moi, ils n'auront plus faim. Je les laisse croire. Pendant ce temps au moins, ils n'entendent pas leur ventre. Moi si. Ma rage, ma haine, mon envie d'en découdre ("d'en découdre" ! Ici, même le vocabulaire vient d'un autre temps). Je rumine une vengeance qui se transformera en croisade, en acte chevaleresque. Je veux sauver ces enfants ! Au moins quelques-uns… Et si possible me faire un peu de blé. Je vous jure que ce n'est pas l'objectif principal, mais si on peut lier l'utile à l'agréable, hein…
Faudrait juste que je trouve un micro. Mais ici, ce n'est pas gagné. Ils ont déjà du mal à trouver à bouffer. Heureusement, il y a les organisations humanitaires, toujours un peu moins néfastes que leur absence. Alors il y en a une qui vient de livrer un lot de chaussettes (!) avec des couvertures (re-!) et aussi au moins une tonne de Damart (re-re-!). Il paraît que c'est une erreur. Une livraison qui devait arriver chez des sinistrés en Asie, victimes d'un déluge ou un truc genre "brusque montée des eaux", enfin : dégagement de CO2, effet de serre, réchauffement de la planète, etc… etc… etc… Bref, ça arrive là et donc un Anglais tout rouge et en short débarque et trépigne et crie un peu sur les nègres et cherche une solution et il se trouve qu'il a un portable. Alors, avec l'aide des mômes qui ne peuvent déjà plus le blairer, je le lui vole et me connecte au réseau.
Je suis un type naturellement chanceux. Je veux dire, bien sûr je me fais tirer dessus, torturer, tout le monde m'exploite, mais quand même, je suis vivant et presque amoureux ! Et surtout l'Anglais possède un abonnement à une compagnie aérienne. Cracker ses codes n'est en rien un problème, surtout que le petit gars, en bienfaiteur généreux qu'il est, n'est pas du genre méfiant. Donc voilà, je suis maintenant dans l'avion, avec dans la tête l'image de Félicité à l'aéroport qui me dit qu'elle m'attendra, et maintenant ça va chier.



10.
Il pleut à Déprime Land. C'est le 392e jour de pluie sans interruption m'apprend le plasma de l'aéroport. Et c'est toujours la même petite bruine bien moche et bien compacte. Je n'éprouve aucune joie à me retrouver ici. Pas même l'apaisant sentiment d'être "chez moi". J'ai juste envie de tout foutre en l'air. Une réelle nécessité de mettre le feu, d'exploser tout ce que je croise, tous ceux que je croise. Se laisser aller au "tout est pourri, tout est nul". Comme avec le spin, mais la rage en plus.
Je prends un taxi que je paye avec les doses de crack qu'il me reste de mon aventure Xi. Une fois chez ouam, je regarde mon appartement avec un dégoût certain. J'y récupère une vieille credit-card et mon Magnum, riche d'une trentaine de balles. Et c'est avec soulagement que je fous le feu à toute la baraque. Je vais direct au bureau de Caliméro. Je sonne d'une première giclée qui éclate la gorge du videur à l'entrée. La suivante est pour le physionomiste, la troisième explose la cage en verre qui sert de billetterie. Je continue à tirer dans le vide comme un cow-boy au saloon. La sécurité finit enfin par arriver et je suis, je le dis honteusement, très facilement maîtrisé. Après m'avoir copieusement tabassé, les bouledogues m'emmènent devant Caliméro. Il est complètement abasourdi par ma connerie.
— Je ne comprends pas ! Tu le savais que t'avais aucune chance !... Qu'est-ce qui t'a pris ?
Sérieux, il est sincèrement déçu, presque contrarié. Au fond, il était assez content que je m'en sois sorti. Je crois qu'il m'aime bien en fait.
— Mais qu'est-ce que je vais faire de toi ?
J'aimerais bien le savoir.
— Bon... Ben, mettez-le à la cave et pis butez-le.
Pfff...
— Arrêtez ! Arrête ! Caliméro ! Mon Cali, putain ! Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne vas pas me buter comme ça, une balle dans la tête et puis, hop, c'est fini !!! C’est… C’est nul !
— Mmmmouais... Tu as raison. C'est pas marrant. Bon, vous avez qu'à le torturer aussi.
Moi et ma grande gueule... Alors les gros balèzes de Caliméro me traînent jusqu'à la cave et là, mes amis, ça devient franchement insupportable.
Je ne m'évanouis pas quand il transperce l'œil qui me reste avec un morceau de fil électrique. Je ne m'évanouis pas quand ils y foutent le courant et que ma tête commence à gigoter dans tous les sens et que je sens l'odeur de mes humeurs qui se mettent à bouillir. Je m'évanouis un peu quand ils attaquent les choses sérieuses et qu'ils me coupent le nez et qu'ils me coupent les orteils un par un et qu'ils me coupent les doigts et qu'ils me coupent la bite (ce qui me vaut une série de blagues assez vexantes sur la taille de mon membre). Je commence sérieusement à flancher et ils finissent par passer plus de temps à me réanimer qu'à me torturer. Le coup de grâce est proche et Caliméro daigne descendre pour y assister.
— Oh merde ! Vous vous êtes lâché, mes salauds !! C'est un vrai carnage. Putain... C'est pas humain, vous êtes tarés !!!
Quand je vous disais qu'il m'aimait bien....
— Bon... Ben... Ne le laissez pas comme ça. Achevez-le !
— C... C... Ca... Cali...
— Attendez ! Attendez... Je crois qu'il essaye de parler.
Caliméro s'approche et je crois vraiment ne pas être capable de lui demander ce que je suis venu chercher ici.
— D... D.... Dis-m...
— Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Quelqu'un comprend ce qu'il dit ?
— Cod... T... T... Ton cod...
— Quoi ? Mon code ?
— Ax... Axé...
— Tu veux que je te donne mon code d'accès ?!? Putain, mec ! Tu vas mourir. Qu'est-ce que t'en a à foutre de mon code, maintenant ?
— C... T... Cod...
— Bon.... Après tout....
Et là, dans ce moment si particulier, Caliméro se penche à mon oreille et d'une voix incroyablement douce, il me dit ce que je suis venu chercher.




11.
Savez-vous ce qu'est un émetteur ?
Un émetteur, c'est ce qui a envoyé Caliméro à la chaise électrique, c'est ce qui a sauvé la vie de plusieurs milliers de panafricains, c'est ce qui a permis à un sale petit enculé comme moi de racheter toute sa putain de vie merdique et minable. C'est ce qui a fait de moi un héros.
Posthume.
C'est le seul problème. Je ne m'en suis pas tiré cette fois. Je suis mort un 24 décembre, abattu d'une balle d'Uzi dans la nuque, dans la cave d'un club de strip-tease gay en plein centre de Déprime-Land. Du coup, vous vous demandez sûrement qui vous parle maintenant. Forcément. Vous vous dites : "Elle est où, l'arnaque ?"
Ce que j'ai omis de vous dire, c'est qu'avant de foutre le feu à mon appartement et d'aller à la rencontre d'une mort certaine, avant d'implanter un micro-émetteur grand comme un demi-ongle dans mon oreille interne et avant de relier cet émetteur au réseau, je me suis créé une petite interface mémorielle des familles que j'ai balancée sur le Net. La jolie petite I.A. qui vous parle en ce moment ne pourra sûrement jamais aller skier, ni manger un soja-burger et encore moins sentir à nouveau les énormes seins de la sublime Félicité contre sa joue inexistante, mais elle a pu hacker toutes les données de Caliméro et les donner en pâture aux médias libres du web, aux gouvernements du monde entier, aux ONG les plus diverses, à tout le monde en fait...
Et je peux vous dire que ça a été un joyeux bordel.



FIN


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